Publié le 08 février 2023
ENVIRONNEMENT
"L'alerte ne percute plus" : les groupes de désobéissance civile au défi de se réinventer (2/3)
Just Stop Oil, Dernière Rénovation, Ultima Generazione … Si ces collectifs, lancés aux quatre coins de l’Europe, n’ont que quelques mois d’existence, leurs actions coup de poing ont su braquer la lumière sur la crise climatique. Des méthodes qui leur permettent au passage d’attirer de nouveaux militants, tandis qu’Extinction Rebellion, fer de lance de la désobéissance civile outre-manche, change de stratégie pour s’orienter vers une voie plus modérée. Une diversification qui montre les difficultés pour le mouvement climat de se réinventer.
Cet article est le deuxième épisode d'une série consacrée à la désobéissance civile.

Rich Feldgate / Just Stop Oil
Armés de super-glue, de bombes de peinture ou de conserves de soupe, les activistes climatiques occupent depuis plusieurs mois la scène médiatique. Avec des méthodes taillées sur mesure pour marquer les esprits et les réseaux sociaux, un nombre croissant de groupes font leur apparition pour porter l’urgence écologique en haut de l’agenda. Une stratégie dont la pertinence et l’impact posent question au sein de l’opinion publique, mais également au cœur même du mouvement climat. En témoigne le récent changement de tactique d’Extinction Rebellion (XR) au Royaume-Uni, qui a choisi de mettre en pause ses actions de perturbation pour se concentrer sur l’organisation d’un grand rassemblement.
La particularité de ces nouveaux groupes : se concentrer sur une revendication unique pour maximiser les chances de faire bouger les lignes. C'est le cas de Just Stop Oil qui milite contre le financement et la mise en œuvre de nouveaux projets pétroliers et gaziers. Insulate Britain, collectif créé en septembre 2021, et Dernière Rénovation, lancé quelques mois plus tard en France, demandent tous les deux l’obtention rapide d’un plan de rénovation thermique des bâtiments. "Une ambition concrète, réalisable, juste socialement et populaire" selon Dernière Rénovation. En visant des événements ultra médiatisés comme le tournoi de Roland Garros, ou en bloquant les périphériques de Londres et Paris, ces derniers répondent à un besoin de radicalité de la part des militants, pour qui Extinction Rebellion ne fait plus le poids.
Concentrer l’attention médiatique
"Avec les actions menées en 2021 ou 2022, (…) on n’est pas vraiment à la hauteur des enjeux", confie à Novethic Frank, activiste qui a récemment quitté XR France pour intégrer Dernière Rénovation. Si les actions de désobéissance civile menées par ces collectifs ne font pas l’unanimité, notamment auprès du grand public, le militant défend leur pertinence. "Just Stop Oil permet d’amener de nouvelles choses, notamment la répétition d’actions pour concentrer l’attention médiatique, ce que XR n’arrive plus à faire. (…) Il n’y avait pas eu autant de presse sur l’activisme écolo depuis 2019", affirme-t-il, tout en nuançant les limites de ces méthodes. "Le buzz pour le buzz ne fait pas forcément parler du fond. Le risque c’est que l’on parle des modes d’actions, mais pas du climat."
En moins d’un an d’existence, Just Stop Oil a multiplié les actions spectaculaires et s’est fait largement connaître du public en ciblant des œuvres d’art durant ses mobilisations. Déclenchant des vagues de commentaires sur les réseaux sociaux, entre soutien et indignation, elles sont devenues des modes d’actions à part entière, reprises par plusieurs jeunes collectifs dans toute l’Europe, comme Ultima Generazione en Italie, Futuro Vegetal en Espagne ou Letzte Generation en Allemagne. Une ligne directrice que Just Stop Oil ne compte pas abandonner, parce que "cela fonctionne" déclare le groupe sur Twitter, mais dont Extinction Rebellion tente de s’éloigner par la mise en place de sa nouvelle stratégie qualifiée par effet de contraste de plus "modérée".
#Environnement | Depuis plusieurs semaines, des militants investissent les musées européens pour alerter sur l’urgence climatique et appeler à la fin des énergies fossiles. Leur cible : des chefs-d’œuvre de la peinture. Retour sur ces actions qui bousculent les réseaux sociaux pic.twitter.com/EAkvxZpjre
— Novethic (@Novethic) November 8, 2022
Pluralité des modes d’action
Ces deux visions de la désobéissance civile non-violente sont-elles pour autant opposables ? Selon James Ozden, fondateur du Social Change Lab interrogé dans le Guardian, elles peuvent au contraire être complémentaires. "Comme Just Stop Oil continue à organiser des manifestations plus perturbatrices, il est probable que nous constations un ‘effet de flanc radical’ par lequel les tactiques radicales augmentent le soutien à des groupes plus modérés, comme Extinction Rebellion", explique le spécialiste des mouvements sociaux. "Cette relation synergique est susceptible de profiter à l'ensemble du mouvement pour le climat, car les gens peuvent rejoindre les groupes qui leur plaisent le plus."
Une analyse qui rejoint celle de Lucie, militante au sein de la branche française d’Extinction Rebellion. "XR n’a pas le monopole de la désobéissance civile", souligne-t-elle à Novethic. "La question c’est plutôt de savoir ce que l’on fait tant que l’on n’a pas atteint notre objectif." En France, pas question de changer le positionnement du mouvement en suivant la décision du groupe britannique. Les actions coup de poing seront poursuivies, même si elles viennent à perturber l’espace public. Lucie fait valoir "une organisation du mouvement climat différente" dans l’Hexagone, avec "une diversité des luttes".
Changer d’échelle
Cette profusion des manières de pratiquer la désobéissance civile est également défendue par Jean-François Julliard, directeur de Greenpeace France, ONG historique dont les actions directes occupent une place centrale dans son fonctionnement. "Tout ce qui peut permettre d’alerter sur la situation climatique est bon à prendre", nous explique-t-il. Pour cela, la conjugaison de modes d’action à la portée et à la dimension différentes, est primordiale. "Je crois très fortement à la désobéissance civile qui est un mode d’action efficace et puissant, mais je ne crois pas que seule, elle parviendra à l’emporter. Aujourd’hui il faut qu’on arrive à mieux articuler ces modes d’actions", appuie Jean-François Julliard. "Nous avons besoin de désobéissance civile mais nous avons aussi besoin que plus de monde s’engage [sur les sujets climat]. Pour cela, il est nécessaire de proposer autre chose que des actions radicales et désobéissantes. Il faut des marches sur le climat, de la mobilisation en ligne et sur les réseaux sociaux… Mais il faut aussi produire de l’expertise et du contenu."
Afin de grossir les rangs du mouvement climat, les collectifs doivent ainsi trouver des stratégies permettant d’aider les citoyens, de plus en plus sensibilisés aux impacts du changement climatique, à passer à l’action. Au Royaume-Uni, à l’occasion d’une enquête menée en octobre 2022 par Omnisis, 66% du panel se disait favorables à une action directe non-violente pour protéger la nature. Du côté de la France, 10% des personnes interrogées en janvier 2022 par l’Ademe affirmaient être engagées dans une association de défense de l’environnement, tandis que 40% pourraient le faire.
Pour changer d’échelle, c’est donc le positionnement même du mouvement climat qui devrait être interrogé, au-delà des modes d’action. "On a un problème de pertinence du mouvement climat en général", affirme Frank. "L’alerte qui était le positionnement en 2019, ne percute plus. Les rapports du Giec ont évolué. Le dernier en date ne se contente plus d’alerter, mais il essaie de présenter les changements nécessaires. C’est ce que n’a pas fait le mouvement climat. Nous ne serons jamais à la hauteur si nous ne faisons pas cela."
Florine Morestin