Publié le 11 avril 2016

ENVIRONNEMENT

Crise agricole : "Nous assistons à une casse sociale monstrueuse et douloureuse"

L'agroalimentaire est la première industrie en France. Elle pèse 165 milliards d’euros de chiffre d’affaires et près de 500 000 emplois. Derrière ces chiffres se cache pourtant une autre réalité : celle des agriculteurs et notamment des éleveurs laitiers qui n’arrivent plus à joindre les deux bouts. Avec la fin des quotas laitiers et la hausse des volumes sur le marché, les prix s’effondrent et placent les producteurs dans une situation de grande détresse. Un agriculteur se suicide tous les deux jours en moyenne. C’est 20% de plus que le reste de la population française. Quelle responsabilité de l’industrie agroalimentaire dans cette crise ? Éléments de réponse avec Elsa Casalegno, co-auteure des "Cartels du lait" (1) et journaliste à La France agricole.     

Des éleveurs laitiers bloquent une laiterie de Lactalis près de Laval le 23 mars 2016.
Jean-François Monier AFP

 

Novethic : Quelle est la nature de la relation entre producteurs et industriels ?

Elsa Casalegno : En général, l’industriel est le client exclusif du producteur. Ainsi, Lactalis, l’un des leaders mondiaux, collabore avec 13 000 producteurs en France. Il existe donc une totale dépendance du producteur vis-à-vis de l’industriel.

Cela induit un rapport de forces forcément déséquilibré, notamment depuis que les négociations sur le prix et le volume ne se font plus au sein de la branche interprofessionnelle. Avec la contractualisation, introduite par Bruno Le Maire dans l’optique de préparer la profession à la fin des quotas, nous sommes passés d’un système étatique administré à un système privé, moins favorable aux éleveurs.

Les premiers contrats proposés par les industriels étaient totalement irrecevables. Certains industriels en avaient profité par exemple pour introduire une clause interdisant le droit de grève ou encore des clauses de résiliation en cas d’atteinte volontaire portée à l’image de l’autre partie. Certaines ont pu être retirées, grâce à l’intervention d’un médiateur nommé par le ministère, mais cette dernière clause, sur le droit de critique, est par exemple encore présente chez Lactalis.

 

Le principal point d’achoppement concerne les prix du lait, qui ne cessent de chuter, notamment depuis la fin des quotas laitiers, arrivés à échéance le 31 mars 2015. L’Institut de l’élevage estime ainsi qu’un quart des éleveurs a perçu un revenu inférieur à 10 000 euros en 2015. De quelles marges de manœuvre disposent les producteurs ?

Elles sont presque inexistantes dans un secteur où c’est désormais la loi du marché qui prime, les industriels s’alignant sur le prix du moins-disant. La fin des quotas laitiers a eu pour effet d’augmenter les volumes sur le marché européen et donc de baisser les prix. Jusqu’à présent, la politique agricole commune permettait de protéger les éleveurs au sein de l’Union européenne. Cette entente cordiale a été brisée avec la fin des quotas laitiers, exacerbant la concurrence au sein de l’UE même.

Si la France n’a augmenté sa production que de 1% – ce qui n’est pas négligeable en valeur absolue – d’autres pays tels que l'Irlande, la Belgique ou les Pays-Bas ont beaucoup plus largement ouvert les vannes.

Les industriels s’abritent donc derrière l’argument du marché mondialisé et de la surproduction pour ne pas augmenter les prix.

 

"Des sanctions dérisoires"

 

Stéphane Le Foll, ministre de l’Agriculture, s’est récemment engagé à augmenter les sanctions pour les industriels qui ne publient pas leurs comptes, comme Lactalis. La mesure doit faire partie de la loi Sapin 2 sur la transparence de la vie économique. Quel est l’objectif ?

Actuellement, les sanctions sont tellement dérisoires que certains industriels, comme Lactalis ou Bigard, préfèrent payer des amendes plutôt que de publier leurs comptes. L’objectif est de clarifier les prix payés aux producteurs. Ces derniers veulent connaître les bénéfices réalisés par l’entreprise pour pouvoir mieux négocier le prix de rachat de leur lait. 

Danone, Bongrain ou Bel, cotés en Bourse, respectent l’obligation de publier un rapport d’activité. Mais chez Lactalis, c’est beaucoup plus opaque. L’entreprise est à 100% familiale et fonctionne sur un mode conflictuel, très frontal. Avec la contractualisation, c’est devenu encore plus difficile. Les éleveurs sont traités comme des "fournisseurs de minerai" selon leur propre expression. Mais ils sont coincés dans un marché en stagnation où il est difficile de trouver des collecteurs et des débouchés.

 

Lactalis est par ailleurs cité dans de nombreuses affaires aux dépens des producteurs…

En effet, le groupe est notamment impliqué, avec Senoble et Danone, dans une affaire de cartel en Espagne sur le prix d’achat du lait et de transfert d’éleveurs entre industriels.

En Italie, une enquête a été ouverte contre le géant laitier pour abus de position dominante avec des prix du lait trop bas.

Surtout, il a participé au "Cartel du yaourt", révélé l’an dernier, qui était une entente entre les 10 principaux fabricants de produits laitiers frais sous marque de distributeur, pour truquer les appels d’offres des distributeurs et se répartir le marché. 

Lactalis avait par ailleurs été condamné dans l’affaire du "mouillage du lait", où du perméat avait été mélangé à du lait de consommation, augmentant ainsi ses volumes. Mais c’est une plus vieille histoire, qui date de la fin des années 1990.

Enfin, il est l’un des fers de lance de la "guerre du camembert", menée contre les producteurs AOP (appellation d’origine protégée). Ces derniers se battent pour faire retirer la mention "fabriqué en Normandie" de tous les produits.

 

Une casse sociale monstrueuse

 

Est-ce que le modèle coopératif, représenté par Sodiaal, est plus favorable aux agriculteurs ?

Pas toujours. Sodiaal est une énorme coopérative avec quelque 14 000 producteurs sociétaires. Ce géant coopératif a largement été impulsé par l’État dans une stratégie de conquête des marchés à l’export, avec une part importante de produits peu valorisés. Il est aujourd’hui le moins-disant sur le marché et connaît des problèmes de rentabilité liés notamment à des rachats un peu forcés, comme celui d’Entremont.

Mais la coopérative a diversifié sa production. Sodiaal travaille par ailleurs avec le Chinois Synutra, qui a installé une usine de poudre de lait à Carhaix, en Bretagne. Une collaboration qui, si elle offre un nouveau débouché pendant dix ans aux producteurs, pose de nombreuses questions. Synutra possède en effet des structures offshores dans des paradis fiscaux. Et a été touché – comme tous les fabricants chinois de laits infantiles – par le "scandale du lait contaminé à la mélamine" qui a éclaté en 2008 en Chine.

 

Dans votre livre, vous citez un agriculteur qui tire la sonnette d’alarme : "Je peux vous dire que si personne ne fait rien, Danone sera responsable d’une vague de suicides." Quelle est la responsabilité des industriels dans la crise que vivent aujourd’hui les agriculteurs ?

Nous assistons en effet à une casse sociale monstrueuse et douloureuse. Il faut savoir que pour chaque éleveur qui n’est pas remplacé, ce sont cinq ou six emplois induits qui disparaissent. Par ailleurs, pour ceux qui continuent, il y a une vraie souffrance avec une pression forte du système, un travail intense pour un revenu qui ne cesse de baisser.

Les torts selon moi sont partagés. D’un côté, les industriels, mais aussi la FNSEA, ont envoyé les mauvais messages. Ils ont poussé les agriculteurs à investir, à se moderniser pour être plus productifs, plus compétitifs, pour s’exporter. Résultat : ils sont nombreux à ne plus pouvoir s’en sortir.

La grande distribution a également sa part de responsabilité sur le marché intérieur, en écrasant toujours plus ses fournisseurs. Et puis il y a les politiques, qui ont cédé à la libéralisation sous la pression des lobbyings. La seule solution aujourd’hui est de se réengager vers plus de régulation.

 

(1) Les cartels du lait - Comment ils remodèlent l'agriculture et précipitent la crise, Elsa Casalegno, Nicolas Cori et Karl Laske, Editions Don Quichotte, 4 février 2016.
Propos recueillis par Concepcion Alvarez
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