Publié le 21 avril 2015

ÉNERGIE

Matthieu Auzanneau, du Shift Project : "les pétroliers se méfient comme de la peste d’un prix global du CO2"

Matthieu Auzanneau est chargé de la prospective au Shift Project, blogueur invité du monde.fr et auteur du livre "Or noir, la grande histoire du pétrole", paru aux éditions de La découverte. Ce spécialiste juge désormais critique le modèle économique des compagnies pétrolières.

Novethic : Le secteur pétrolier connait actuellement une intense activité : mouvement de concentration, illustré par la proposition de rachat du groupe BG par Shell, baisse des investissements, plan de licenciements et dividendes records versés aux actionnaires. Peut-on dégager un plan d'ensemble de ces grandes manœuvres ?

Matthieu Auzanneau : Il faut d'abord noter que nous sommes dans une phase assez classique. Les périodes où le baril de brut est bon marché [il a perdu plus de 50 % de sa valeur depuis janvier 2014, NDLR] sont propices aux concentrations. C'est en général quand les prix sont bas que l'on assiste à des opérations de rachat, hostiles ou pas.

On voit aussi des entreprises qui veulent prendre soin de leurs actionnaires en leur versant un maximum de dividendes. Mais on peut aussi faire un autre constat, qui passe un peu trop inaperçu à mon goût parce qu’il est massif : c'est celui de la réduction des capitaux investis dans la production du secteur pétrolier en général.

 

Comment ce phénomène se matérialise-t-il ?

La quantité d’argent déversée pour développer de nouvelles ressources ou pour maintenir la production de champs pétroliers parvenus à maturité, c’est-à-dire qui ont atteint leur maximum en termes de capacité de production, est en constante diminution depuis un an et demi.

 

Malgré les investissements massifs, la production a décliné

 

Est-ce à vos yeux une tendance conjoncturelle, notamment due à la baisse du prix du baril, ou une tendance structurelle ?

Elle est totalement structurelle. Ce qu’il faut particulièrement relever, c’est que la réduction des capex [les dépenses d’investissement de capital, NDLR] sont antérieures d’au moins six mois à la chute des cours. J’en veux pour preuve le fait que la production de pétrole brut des majors occidentales décline depuis 2004. Or, entre 2004 et le premier semestre 2014, nous avons assisté à un maintien sans précédent des cours du baril.

Pendant cette période, les pétroliers ont tous très fortement augmenté leur capex dans l’espoir de compenser la baisse de leur production, en particulier dans les zones en déclin géologique qu’elles exploitent. De ce point de vue, ce qui se passe en mer du Nord est un cas d’école. Le pic pétrolier y est bel et bien franchi depuis l’an 2000 : malgré les investissements massifs, la production a décliné. C’est un phénomène remarquable ! Plus vous mettez d’engrais et plus votre récolte est mauvaise. La production de pétrole brut de Total a baissé d’un tiers en 10 ans. Il ne s’agit pas d’un cas isolé : sur ce plan là, BP n’est  plus que l’ombre d’elle-même.

 

Les investisseurs en ont-ils tiré des conclusions ?

Oui. Les dépenses de capex ont commencé à baisser début 2014, alors que le baril valait plus de 100 dollars, faute de retours sur investissements suffisants. Les actionnaires ont décidé que la fête était finie. Leur constat a été simple : ils ont investi plus qu’ils ne l’ont jamais fait et ne voient pas de résultats sur les niveaux de production. Ils ont donc décidé de se concentrer sur les zones les plus rentables.

On peut citer le cas de Total qui, avant la chute des cours, a remis sur l’étagère un projet de développement de sables bitumineux de 10 milliards de dollars. Même à 110 dollars le baril, la compagnie a considéré que ce n’était pas rentable. Ce qui s’est passé depuis n’a fait qu’amplifier ce mouvement.

 

Le pétrole de schiste : un peu de bazar supplémentaire

 

Comment peut-on analyser l’apparition sur le marché du pétrole de schiste ?

Elle est venue ajouter un peu de bazar supplémentaire à une situation qui n’en manquait déjà pas. Le boom du pétrole de schiste a effectivement été l’un des facteurs de la chute des cours du baril. Mais par un effet retour, il est aussi en train de saper de manière très brutale le montant des capitaux investis dans la production, mais pour l’ensemble du secteur.

Ironiquement, les producteurs de pétrole de schiste ne sont pas épargnés. Les deniers chiffres qui viennent de tomber en provenance des États-Unis montrent une première baisse de la production de ce type de pétrole. On assiste globalement à un contre-choc pétrolier.

 

Dans la situation actuelle, le modèle économique des majors pétrolières est-il menacé ?

Oui. Pour elles, le problème est structurel. Mais il n’est pas seulement économique. Il est aussi géologique. Le montant des réserves qu’elles revendiquent est en fort déclin depuis 2011. C’est une conséquence directe du fait qu’elles ont de moins en moins accès à des sources fraiches.

Le pétrole de schiste ne constitue pas non plus la planche de salut qu’espéraient les pétroliers, qui n’avaient d’ailleurs pas anticipé sa montée en puissance. Un baril à 50 dollars rend non rentable l’exploitation de ce type de réserves. Et les Saoudiens, qui veulent conserver leur part de marché, ont ouvert les vannes, ce qui devrait maintenir les cours à un niveau relativement bas.

Nous assistons à une guerre des prix entre les pays de l’OPEP et les pays qui sont en mesure d’utiliser des ressources non conventionnelles, ressources qui sont plus difficiles d'accès d’un point de vue technique et donc plus chères à exploiter. La voracité en capitaux de ces réserves non conventionnelles est énorme.

Aujourd’hui, Petrobras, qui fore en eaux profondes au large des côtes du Brésil, est en difficulté. Les spécialistes ne sont plus certains que la compagnie soit en mesure d’investir suffisamment pour exploiter ces réserves. Petrobras est aujourd’hui très endetté notamment en raison du fait qu’ils ont construit leur business model avec un baril au-dessus des 100 dollars. Cette compagnie n’est pas la seule dans ce cas-là.

 

La crainte d'un momentum climatique

 

Dans l’optique de la COP 21, qui aura lieu en France à la fin de l’année, la nécessité de fixer - à différentes échelles - un prix du carbone semble faire consensus, du moins dans son principe.

Les pétroliers sont extrêmement attentifs à la situation. Ils savent qu’ils risquent la prise du crabe, à savoir être pris en tenaille entre des prix du pétrole trop bas pour leur permettre d’assurer la pérennité de leur business par le développement de la production, et un prix du carbone qu’on risque de leur imposer.

Il est d’ailleurs intéressant de noter que, parmi les entreprises qui effectuent aujourd’hui des simulations sur un prix de la tonne de CO2 à 15, 20 ou 30 dollars, les pétroliers sont surreprésentés. C’est le signe qu’elles se méfient comme de la peste de toute initiative qui fixerait un prix global du CO2. Elles se méfient de la même manière des campagnes de désinvestissement, a fortiori avec un prix moyen du baril très bas. Elles craignent un momentum climatique.

Propos recueillis par Antonin Amado
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