Publié le 10 mai 2016
ÉNERGIE
Fort McMurray : vers la fin des sables bitumineux canadiens ?
Le terrible incendie qui sévit depuis le 1er mai au nord de la province de l’Alberta, dans l’Ouest canadien, vient de mettre un sévère coup d’arrêt à la production de sables bitumineux et menace les infrastructures du plus grand site mondial d’exploitation pétrolière.

Cole Burston / AFP
Un dernier bilan estime à environ 1 600 km2 les superficies ravagées, soit seize fois celle de Paris, par celui qu’on appelle déjà "la bête". Avec plus de 100 000 personnes mises en sécurité loin des flammes, le Canada fait face à l’évacuation la plus importante de son histoire. Heureusement, pour l’heure, aucune victime n'est à déplorer, mais la catastrophe frappe en plein cœur une région pétrolière déjà lourdement éprouvée par la chute des prix du pétrole.
Celle que l’on surnommait "Fort McMoney" il n’y a pas si longtemps, tant sa croissance paraissait sans limite, tournait déjà au ralenti ces derniers mois. Construite au milieu d’une forêt boréale sur l’une des plus grosses réserves de sables bitumineux au monde, la ville, qui a vu sa population grimper de 10 000 à 80 000 habitants avec l’arrivée des compagnies pétrolières dans les années 90, a perdu 35 000 emplois en 2015. Le triple, si l’on y ajoute les intermédiaires et les sociétés liées à l’industrie pétrolière.
En plus de la crise, les compagnies pétrolières doivent maintenant composer avec le nouveau gouvernement libéral de Justin Trudeau et sa volonté de plafonner les aides publiques à la production des sables bitumineux et de limiter leur empreinte carbone.
Le poumon économique de l’Alberta asphyxié
Les unes après les autres, les compagnies suspendent pour une durée indéterminée leurs activités. Les pipelines ferment. Le géant des sables bitumineux Suncor, qui produit jusqu’à 400 000 barils/jour dans la région, a évacué 10 000 personnes, incluant des employés, leurs familles et des résidents de Fort McMurray, dimanche 8 mai. Toutes les activités de ses sites au nord de la ville ont été suspendues plus tôt dans la semaine. Syncrude, sa filiale, avait déjà mis la clef sous la porte samedi et des avions de l’armée avaient été dépêchés pour évacuer ses 4800 salariés des sites Aurora et Mildred Lake.
Shell suspend lui aussi sa production d’Alban Sands, évaluée à 225 000 barils/ jour, soit 17% de la production quotidienne en Alberta. Tout comme Nexen Energy, sur son site de Long Lake, le seul à avoir essuyé quelques dégâts matériels limités mais aussi Athabasca Oil Corp, dont l’usine de Hangingstone se trouvait à moins de 5 kilomètres du brasier le week-end dernier. ConocoPhillips a lui dû évacuer le personnel de son usine Surmont et les résidents de Fort McMurray qui avaient trouvé refuge dans son camp de travail. Enfin, Imperial Oil, qui produit 110 000 barils/ jour, va devoir leur emboiter le pas pour son site de Kearl.
Les travailleurs en danger
En revanche, les compagnies Husky Energy et Connacher Oil and Gas ont pour l’instant seulement prévu une réduction de leur production leur permettant, d’après elles, de se concentrer sur l’évacuation de leurs employés. Husky Energy souhaite se contenter d’une baisse de régime de son projet Sunrise à environ 10 000 barils/jour (contre une moyenne de 27 000 barils/jour habituellement). Cenovus Energy assure avoir renvoyé le personnel de son usine de Christina Lake à titre de précaution, à l'exception de l'équipe de base, mais sa production est restée inchangée pour le moment.
De son côté, Canadian Natural Resources Limited refuse d’évacuer ses employés. Samedi dernier, environ 1 000 travailleurs étaient encore bloqués sur le site de l’entreprise. Une décision dont se défend la compagnie en assurant qu’il n’y a aucun risque autour du site. Des témoignages d’employés et de leurs conjointes sont néanmoins venus corroborer les faits. "A cause de la fumée, les travailleurs commencent à avoir mal aux yeux et à vomir", attestait un employé à Radio-Canada. "Ils leur demandent de continuer à travailler dans une situation extrême", affirme une femme dont l’époux a dû démissionner avant de quitter le site.
La production réduite de moitié
Les experts parlent d’une chute de la production de 1 à 1,5 million de barils par jour. Ce qui représente une perte de la moitié de la production de sables bitumineux, qui atteignait 2,43 millions de barils par jour en fin d’année dernière. Environ les deux tiers de la production totale de pétrole brut au Canada, selon l'Association canadienne des producteurs pétroliers.
L’impact économique global pour la région est encore inchiffrable, mais les premières estimations font état de 6 milliards d’euros pour la reconstruction de Fort McMurray, sans compter le coût pour les assurances, évalué à environ 6,3 milliards. "Aucune compagnie n'est en mesure d'estimer à quel moment les employés évacués pourront reprendre leur activité. Et leur bilan mettra certainement des mois à arriver", assure Martin Poirier, le porte parole de l'organisation Non à une marée noire dans le Saint-Laurent, qui suit de près le dossier.
A court terme, la catastrophe menace sérieusement l’industrie des sables bitumineux. Mais sur le long terme, "les craintes de voir les politiques pousser les projets d’oléoducs pour relancer l’économie sont réelles", s’inquiète Martin Poirier. Notamment le projet Énergie Est, dont la menace semblait s’éloigner.
Soutenir la région en accompagnant la transition
Avec près de 25% de son économie encore liée à l’industrie pétrolière, le pays sera lui aussi touché. Mais après un tel drame humain et écologique, "l’opinion publique ne devrait pas les soutenir ! On va nous dire qu’il faut relancer l’industrie pour que les gens de Fort McMurray s’en sortent. Relancer l’économie oui, mais pas avec les sables bitumineux. Nous allons devoir trouver une stratégie d’opposition et une façon de soutenir les populations albertaines dans leur transition", affirme le porte parole.
Et le groupe Iron and Earth (Fer et terre), formé d’anciens travailleurs de l’industrie des sables bitumineux, l’a bien compris. Il demande au gouvernement albertain d’investir dans des programmes de formation afin de reconvertir 1 000 électriciens de l'industrie du gaz et du pétrole pour qu'ils puissent travailler dans l'énergie solaire. Même s'ils réalisent qu'ils ne retrouveront pas les salaires mirobolants perçus pendant l’âge d’or de "Fort McMoney".