Où en est l’économie sociale et solidaire (ESS), dix ans après la loi qui porte votre nom ?
Benoît Hamon : L’économie sociale et solidaire est plus omniprésente que jamais en France et elle prend de plus en plus de place dans la vie des Français. Dix ans après la loi ESS, on voit bien que les entreprises du secteur prennent en charge de nombreux services indispensables dans des secteurs d’intérêt général. Dans l’accès aux soins, la prise en charge de la vulnérabilité, les crèches, la question du handicap, dans le secteur du recyclage, du réemploi, des recycleries, des banques alimentaires et de l’accès à l’alimentation, ou encore dans le champ du sport, des loisirs, et de l’accès à la culture… Bien souvent, ce sont des entreprises de l’ESS qui gèrent, et qui permettent aux citoyens d’accéder à des services de qualité. Je dirais que l’ESS est à la fois plus que jamais essentielle à l’économie française et à la fois un ciment indispensable de la cohésion sociale du pays.
Et pourtant, et c’est tout le paradoxe, l’ESS est aussi plus que jamais menacée. L’économie sociale et solidaire est en gros dans la situation dans laquelle était l’industrie dans les années 1970-80, c’est-à-dire à un moment clé de son histoire où elle fait face à un risque réel de décrochage et de dépérissement. Le secteur est fragile, et de plus en plus d’entreprises de l’ESS sont en difficulté, ont du mal à s’en sortir. Malgré les alertes, la France est en train de les laisser mourir alors que l’on a profondément besoin d’elles.
Comment expliquez-vous ces difficultés ?
B. H. : C’est le résultat de l’accumulation de mauvais choix politiques ces dernières années. Il y a une véritable lâcheté de la part de certains dirigeants et de certains pouvoirs publics, qui n’ont pas voulu soutenir l’ESS. Ils ont fait des comptes d’apothicaires, prétextant par exemple que cela coûte trop cher, que le secteur est déjà assez soutenu financièrement. On a préféré financer des licornes, des start-up lucratives, des grandes multinationales, plutôt que les entreprises de l’ESS, qui sont au contact des citoyens dans les territoires. Mais ceux qui ont fait ces choix oublient que l’Etat et les municipalités ne financent pas les structures de l’ESS juste par plaisir ou par charité, mais parce qu’elles produisent un service pour la collectivité, souvent à la place des pouvoirs publics.
Ces derniers mois, les coupes budgétaires ont frappé durement le secteur, au point que l’Union des employeurs de l’économie sociale et solidaire estime que près de 185 000 emplois risquent d’être supprimés à cause des restrictions dans le budget 2025. 185 000 emplois supprimés, cela veut dire aussi des clubs de sport locaux qui vont mettre la clef sous la porte, des établissements d’insertion fermés, des Ehpad qui ne pourront plus fonctionner, alors que près d’un tiers des résidents d’Ehpad en France sont dans des structures de l’ESS…
Un autre exemple, symbolique, de ce manque de courage politique : le ministère de l’économie a récemment décidé de changer de prestataire pour la couverture mutuelle du ministère. Il a abandonné son partenariat historique avec une structure de l’ESS, pour choisir une start-up de l’assurance, déficitaire, qui ne fonctionne que par recapitalisations successives. On voit bien que politiquement, on est en train d’expulser les modèles solidaires, les modèles où on ne trie pas les citoyens, pour les remplacer par des modèles lucratifs, qui généralement assurent moins bien les services… Ces choix politiques risquent de mener au démantèlement des services de l’ESS et les faire disparaître. Et une fois que ce savoir-faire aura disparu, qui sait combien de temps il faudra pour le reconstruire ?
Selon vous, l’ESS devrait au contraire être défendue, comme un modèle économique d’avenir, pouvez-vous expliquer pourquoi ?
B. H. : Parce qu’on va avoir besoin de plus en plus de modèles économiques solidaires, démocratiques et non-lucratifs. On voit bien aujourd’hui, avec la crise sociale et la crise écologique qui s’amplifient, que cela peut avoir du sens de sortir certains champs de nos vies de la logique de l’enrichissement et d’organiser notre économie autrement. On a eu des tas d’exemples scandaleux, dans les Ehpad, les crèches, qui montrent à quel point les entreprises lucratives peuvent être sujettes à des dérives. Nos structures de l’ESS parviennent à être à l’équilibre, à générer des excédents qui sont réinvestis dans l’entreprise, grâce à une gouvernance citoyenne. Elles assurent le service en co-construction avec les usagers, en lien direct avec les citoyens, qui produisent eux-mêmes les réponses à leurs problèmes quotidiens. Tout cela nous protège des dérives des modèles ultra-lucratifs et hors sol, qui ne visent qu’à augmenter les dividendes. On a des modèles solides, puissants, collectifs, solidaires, qui fournissent une meilleure qualité de service. Bien-sûr qu’il faudrait soutenir ça !
Plus largement, l’ESS incarne l’antithèse du capitalisme d’Elon Musk et des Big Techs, qui ne vise qu’à maximiser les profits et s’oppose à tout ce qui entrave la capacité à s’enrichir. Ce capitalisme-là est en train de détruire notre humanité, de détruire la planète, et remet même maintenant en cause nos réglementations, notre modèle social, et plus généralement la démocratie, comme on le voit aux Etats-Unis. C’est un modèle voué à l’échec. L’ESS, c’est l’inverse de cette indécence. Ce sont des entreprises qui revendiquent qu’il faut des droits, des règles, des lois qui permettent de préserver la société et l’environnement, de redistribuer, de favoriser l’égalité des citoyens. Ce sont des entreprises qui respectent la démocratie, et même mieux, qui accueillent la démocratie au cœur de leurs organisations. Qui remettent du sens dans l’économie, en agissant pour l’inclusion sociale et la transition écologique. C’est tout ce qu’on aura besoin de faire dans les prochaines décennies.
Comment la France, ou l’Europe pourraient-elles mieux soutenir ce contre-modèle ?
B. H. : La France doit présenter sa stratégie de développement de l’ESS à la fin de l’année, et on attend beaucoup de cette échéance. La Commission européenne a déjà reconnu l’ESS comme l’un des 14 piliers de l’économie européenne, et les choses progressaient ces dernières années. Mais maintenant il faut aller plus loin. Il faut que tout ça s’accompagne d’un vrai diagnostic sur les murs d’investissements dans les secteurs solidaires, comme le réemploi, le recyclage, les énergies renouvelables, le vieillissement et l’inclusion. Il faut savoir comment les institutionnels comme la Banque publique d’investissements, la Banque des territoires, ou la Banque européenne d’investissements peuvent soutenir ces initiatives. On est aussi favorables au fait que certains secteurs soient réservés à des acteurs privés non-lucratifs ou des acteurs publics, comme la vulnérabilité, ou la fin de vie, pour éviter les dérives.
Il faut aussi rester solides sur nos fondamentaux et défendre notre modèle européen, et pour l’instant, on va dans le mauvais sens. Face à l’ogre américain, on est en train de remettre en cause notre système social, nos normes écologiques, le devoir de vigilance. On nous parle de simplification, d’austérité, mais on est surtout en train de se désarmer, d’abandonner nos préférences collectives historiques, celles d’avoir une protection sociale, des services publics, une société qui respecte les écosystèmes… C’est là dessus, sous l’influence de certains courants politiques, qu’on est en train de céder du terrain pour donner des gages à Donald Trump, mais on se tire une balle dans le genou.
Croyez-vous que l’ESS peut continuer à se développer, alors que les reculs s’accumulent partout en matière sociale et environnementale ?
B. H. : Bien-sûr ! En fait, il faut tout simplement des choix politiques forts et un peu de cohérence. Si on veut défendre notre modèle de société, il faut soutenir les organisations qui contribuent à la cohésion sociale, à la solidarité, au développement durable des territoires. Cela veut dire qu’il faut donner plus de place à des initiatives comme celles issues de l’ESS. C’est notre meilleur atout pour être résilients dans la mondialisation sauvage, face aux pratiques scandaleuses de certaines industries. La loi ESS, c’est l’une des lois les plus copiées dans le monde, ce n’est pas un hasard, c’est l’une de nos meilleures armes.
Alors aujourd’hui, certains nous disent que c’est impossible, irréaliste de développer ces modèles-là. Mais dans les territoires ça fonctionne déjà. Dans les Landes par exemple, les crèches, les Ehpad et les centres de soins sont quasiment réservés aux acteurs de l’ESS et des acteurs publics et ça marche. C’est parfaitement possible et surtout souhaitable. Des initiatives se développent partout, soutenues par les citoyens. On pourrait soutenir ça. La seule condition, c’est de ne pas céder, et d’avoir le courage de proposer une autre économie et une autre société.