Cinq ans. Cinq ans déjà que la loi Pacte, ou Loi relative à la croissance et la transformation des entreprises a été promulguée. Pilier de la politique de transformation économique du premier quinquennat d’Emmanuel Macron, la loi Pacte promettait de constituer une étape majeure pour la responsabilité sociale des entreprises (RSE). Elle a en effet introduit plusieurs concepts significatifs qui devaient encourager les entreprises à intégrer la durabilité à leurs modèles d’affaires : la raison d’être, qui devait devenir la boussole des stratégies RSE, le statut d’entreprise à mission, mais aussi la modification du code civil qui définit le statut juridique des entreprises françaises, en y intégrant la prise en compte des enjeux sociaux et environnementaux.
Mais cinq ans après, le bilan est globalement très mitigé, et la grande transformation durable des entreprises n’a pas vraiment eu lieu. Certes, les notions de raison d’être et d’entreprise à mission ont connu un engouement important. En 2024, près de 1600 entreprises sont ainsi devenues des entreprises à mission, c’est-à-dire qu’elles incluent dans leurs statuts une mission d’intérêt général. “1600 entreprises, cela peut paraître faible au regard du nombre d’entreprises dans le pays” commente Valérie Brisac, directrice générale de la Communauté des entreprises à mission, “mais il faut avoir en tête qu’environ 5% des grandes entreprises ont désormais le statut d’entreprise à mission, et 100 ETI sur les 500 ont également franchi le pas.” Même dynamique pour la raison d’être : la quasi-totalité des entreprises du CAC40 se sont dotées d’une “raison d’être“, cette mission sociale qui définit l’activité de l’entreprise au-delà du seul horizon financier.
“Slogan publicitaire”, “théâtre”
Pour autant, pas de quoi révolutionner la RSE ou l’intégration des enjeux écologiques et sociaux par les entreprises françaises. “On est encore très largement dans le théâtre” commente Patrick d’Humières, spécialiste du management de la RSE, qui avait activement participé aux débats sur la loi Pacte en 2019. “La loi a introduit de nouveaux outils, de nouveaux concepts, mais dans les faits, pratiquement aucun conseil d’administration ne s’interroge profondément sur la transformation des business models et sur la durabilité. Tout cela est essentiellement de la communication.” La majorité des raisons d’être du CAC40 sont par exemple encore vagues, imprécises, comme le révélait l’an dernier une analyse publiée par deux consultants spécialisés. Plus “slogan publicitaire” que levier de transformation, la raison d’être est rarement assortie d’objectifs mesurables et de plans d’actions stratégiques. Beaucoup de salariés ignorent même que leur entreprise dispose d’une raison d’être, d’après les chiffres du baromètre de la perception RSE du Medef.
Quant au statut de société à mission, à quelques exceptions près, notamment dans le secteur public, il ne concerne que très peu les grandes entreprises. L’essentiel des entreprises à mission sont aujourd’hui de petites, voire très petites entreprises, qui avaient déjà dans leur cœur d’activité les notions d’impact social et environnemental. On peut s’interroger sur l’apport de la loi et de ce statut hybride, totalement volontaire, quand on sait que 76% des entreprises disposant du statut n’ont pas publié en 2023 l’avis de leur OTI (Organisme Tiers indépendant) sur leur rapport de mission. Cet avis est pourtant la seule manière de contrôler que l’entreprise suit et mesure sa “mission” à travers des objectifs d’impacts concrets. “Il y a évidemment des progrès à faire” concède Valérie Brisac, “mais la loi Pacte a créé un dispositif qui permet aux entreprises de réfléchir fondamentalement à leur rôle dans la société, au-delà du simple prisme financier. C’est déjà une avancée, même si on est encore qu’au début de l’histoire.”
Une loi sans cadre précis
Un apport aurait pu permettre à la loi Pacte de changer la donne : la modification de l’article 1833 du Code Civil, qui précise désormais qu’une entreprise doit être “gérée dans son intérêt social, en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité.” Problème : “personne ne sait comment s’applique cet article” selon Patrick d’Humières. Il n’existe en effet aucun cadre juridique et aucune jurisprudence permettant aux parties prenantes (syndicats, ONG…) de demander des comptes aux entreprises sur cette “prise en considération”. “Tout cela reste donc au bon vouloir des conseils d’administration” conclut l’expert. Alors que l’esprit du législateur aurait pu être de pousser une forme de démocratie économique, en faisant la promotion du dialogue avec les parties prenantes, le texte final n’a donné aucun cadre à ce dialogue… Qui reste encore largement inopérant.
Alors que Bruno Le Maire disait vouloir avec cette loi “redéfinir le capitalisme européen”, force est de constater que du point de vue de la responsabilité des entreprises françaises, peu de choses ont changé en cinq ans. Aux statuts qui existaient déjà (entreprises mutualistes, économie sociale et solidaire…) s’ajoutent désormais de nouveaux étages normatifs, qui ont pour l’heure assez peu d’impacts en matière de transformation durable, faute de cadre juridique clair. Quant à l’Europe, la France y fait figure d’OVNI. En dehors de l’Italie, qui a de longue date son statut de Società Benefit, peu de pays européens ont suivi la voie française sur la raison d’être ou l’entreprise à mission. Cela n’empêche pas certains, à l’image de Valérie Brisac, de souhaiter que “le statut d’entreprise à mission s’étende à l’échelle européenne”. Une proposition soutenue notamment par la tête de liste écologiste Marie Toussaint, et qui pourrait être l’occasion de relancer le débat sur un capitalisme alternatif en Europe… A conditions toutefois de ne pas reproduire les mêmes failles que pour la loi Pacte.