Cela va faire deux à trois décennies que les grands groupes ont enclenché des démarches de pratiques dites “responsables”, pour réduire leurs impacts négatifs, soit volontairement, pour les meilleures, soit sous la contrainte ambiante. Pour l’essentiel, ces démarches se sont limitées à produire une information sincère et comparable, répondant à la grammaire extra-financière dans le cadre du “reporting” RSE (Responsabilité Sociale des Entreprises).
Dans l’Union Européenne (UE) notamment, toute la politique publique a consisté à parier, à partir de ce reporting, sur une dynamique des bonnes volontés des grands groupes, mais aussi du système financier auquel on a demandé d’aller vers des investissements “verts” et responsables, au regard de cadres normatifs dépourvus de sanctions. C’est le sens de la CSRD (Corporate Sustainability Reporting Directive), directive sur le reporting de durabilité, qui occupe aujourd’hui toutes les directions RSE. Mais le bilan de cette RSE des grands groupes reste aujourd’hui mitigé.
Le poids d’un reporting obligatoire peu efficace
La décarbonation progresse lentement, la circularité de l’économie s’améliore à peine et la protection des droits humains et sociaux commence tout juste à être prise au sérieux. Pour autant, les firmes n’ont pas encore changé de paradigme, ni dans leur gouvernance et la transformation de leur offre. Rien ne dit que le business européen atteindra une trajectoire Net Zero en 2050 et s’agissant des problématiques de biodiversité, de réduction des déchets, de partage de la valeur et de retour pour les territoires, de soutien aux fournisseurs, on est encore largement dans le vieux monde. Ce monde qui vise une optimisation des résultats en captant la valeur en amont et en aval autant qu’on le peut.
Aujourd’hui, on voudrait appliquer ces principes de reporting obligatoire aux PME, au nom de la volonté louable d’étendre le concept de responsabilité à l’ensemble de l’économie, mais sans se soucier de la structure des coûts de la chaîne de valeur et de la faiblesse de ses marges. Pour les PME, qui dépendent largement de leurs donneurs d’ordres, c’est la double peine, assez générale dans tous les contrats : plus de RSE, plus de reporting, et des prix toujours plus bas. Ce modèle est intenable. Les injonctions schizophrènes que l’on fait peser sur les PME les obligent à comprimer sans cesse les salaires dans la chaîne de valeur, au point qu’on a dû introduire les “salaires décents” dans les règles sociales. Elles obligent à ne jamais payer à leur prix les ressources naturelles ou les externalités. Elles empêchent les PME de s’autonomiser, en comprimant leurs marges, comme cela s’est répandu partout dans l’approvisionnement agricole et celui des matières premières, entraînant les blocages que l’on sait…
Dans ce contexte, les reporting demandés aux petits fournisseurs, via les notations privées et les questionnaires volontaires, constituent une contrainte de plus pour les PME, sans que cela les tire vraiment vers le haut. Certes, on peut noter quelques progrès dans la chaîne de sous-traitance mondiale, dans la mesure très relative où les donneurs d’ordre font mieux que satisfaire à un formalisme déculpabilisant pour accompagner vraiment leurs fournisseurs. Mais faut-il pour autant rajouter une couche obligatoire à ce mouvement et systématiser le retour d’information obligatoire de tous les sous-traitants, au risque de les charger d’une contrainte qui a son coût et sa complexité objective, souvent peu compatibles avec la culture des petits entrepreneurs ?
Concilier applicabilité et durabilité pour les PME
Il faut relativiser cette vision irénique et tutélaire, au nom de l’asymétrie qui caractérise la chaîne de valeur. L’urgence aujourd’hui est d’inventer un modèle de RSE spécifique aux PME, pensé conformément à leur capacité à concilier durabilité et applicabilité, comme on a tenu à concilier durabilité et compétitivité pour les grands groupes. Ce nouveau modèle doit reposer sur trois exigences positives :
La première exigence est de fonder la démarche RSE des PME sur une volonté bien comprise de la part des entrepreneurs concernés, afin de ne pas poser l’enjeu comme une sorte d’impôt en plus ou de liberté en moins qui les contraindrait dans l’intérêt des acteurs dominants avant tout. S’il s’agit de faire payer aux sous-traitants la collecte des données utiles aux actionnaires des grands groupes avant tout, il ne faudra pas s’étonner du refus et de la réprobation des chefs d’entreprise. Ce qui ne les exonère pas de s’approprier l’enjeu global en travaillant sur leurs impacts et leur capacité d’amélioration pragmatique.
Deuxième exigence : si on veut convaincre de l’intérêt d’étendre la RSE aux PME, il convient d’en dégager l’intérêt et la faisabilité à travers des formes de partenariat associant les donneurs d’ordre à leurs sous-traitants, couvrant à la fois le champ des données et des actions attendues et un partage des coûts négocié, intégré dans la rémunération et les conditions contractuelles. Puisqu’avantage partagé il y a, son internalisation doit l’être également !
Troisième exigence, ne pas s’en tenir à une collecte de données extra-financières qu’il suffirait de confier aux experts-comptables sur le terrain, certes nécessaire, mais situer les données dans un travail de progrès environnemental et social de l’entreprise, décidé par elle et avec ses salariés avant tout, dans le champ des risques propres à sa situation et son activité.
Contractualiser la RSE entre donneurs d’ordres et PME
Pour concrétiser ce modèle, il faudrait fournir des outils collectifs aux entrepreneurs et aux représentants des salariés des PME : des formations qui expliquent la réalité des enjeux de durabilité, une base simplifiée des ESRS proposée par l’Efrag pour atteindre l’objectif de comparabilité et de standardisation, des analyses de coûts et des bases contractuelles formatées et des échanges d’expérience que les secteurs et filières pourront dégager et structurer pour les adapter à leur contexte… Et enfin et surtout, limiter à moins de dix indicateurs pertinents simples et basiques (voire 5 !) le suivi de la RSE d’une PME !
Il faut aujourd’hui inciter les donneurs d’ordre à contracter avec leurs fournisseurs une prise en charge RSE sur les champs pertinents. Les coûts de ces transformations devront être pris en charge dans une amélioration économique des conditions faites et sur la base d’outils négociés faisant consensus, dans une dynamique de progrès collectif. Il y a même là un indicateur spécifique à créer dans la CSRD pour que les grands groupes en rendent compte.
Si la démarche se met en place avec cette dynamique contractuelle, elle pourra s’adosser à l’acquis existant de la norme achats responsables (ISO 20400), des labels sectoriels certifiables et dans l’esprit de Pacte PME qui a réussi à installer ce type de dialogue. Concertation, médiation, suivi et accompagnement opérationnel, doivent être au cœur de la démarche. L’UE pourrait ainsi apporter à son tissu économique fondamental une raison positive de progresser en logique durable, avec une méthode dont l’appropriation est aussi importante que l’objectif recherché : remettre de l’équité dans les relations économiques.