1 800 piscines olympiques, c’est la quantité d’eau consommée par l’usine STMicroelectronics près de Grenoble, en 2022. Celle-ci fabrique des semi-conducteurs, ces composants essentiels dans de nombreux secteurs stratégiques ou en croissance (aéronautique, automobile, télécommunications, domotique…). Or un projet d’extension prévoit de doubler la capacité de production d’ici 2035, ce qui pourrait porter la consommation d’eau jusqu’à 12,3 millions de mètres cubes d’eau par an, soit presque un triplement, selon la Mission régionale d’autorité environnementale (MRAE).
L’extension, déjà bien avancée, a été stoppée le temps d’une consultation menée à la dernière minute. Malgré tout, plusieurs centaines de manifestants sont attendus ce week-end dans la région. Une nouvelle mobilisation d’ampleur est attendue après celle qui avait réuni près de 800 personnes en avril dernier. L’annonce de l’extension en juillet 2022, en plein cœur d’un été marqué par des sécheresses, avait mis le feu aux poudres. Cette fois-ci, en plus d’une manifestation à Crolles dimanche 7 avril, un rassemblement est prévu samedi 6 avril sur la presqu’île scientifique de Grenoble. Le but est de pointer du doigt l’impact environnemental de l’écosystème industriel du numérique.
STMicroelectronics consomme déjà 15% de l’eau potable grenobloise
STMicroelectronics a choisi de s’installer autour de Grenoble afin de bénéficier justement d’une eau de montagne abondante et de très bonne qualité. Les “wafers”, ces plaquettes de semi-conducteurs, ne tolèrent en effet aucune imperfection lors de leur rinçage. C’est pourquoi l’usine s’approvisionne directement dans le réseau d’eau potable d’Eaux de Grenoble Alpes, qui dessert aussi des territoires alentours. La consommation de STMicroelectronics, en constante augmentation, représente déjà à elle seule près de 15% de l’usage du réseau.
Or le manque d’eau se fait déjà sentir. Face aux risques de pénurie, le Pays Voironnais a entamé des travaux de raccordement au réseau de la métropole grenobloise. En août 2022, le préfet de l’Isère a placé le département en alerte “crise”, le niveau maximal. De nombreuses communes, souvent situées dans les hauteurs, voient leurs sources d’eau se raréfier. Mais les industries classées pour l’environnement (ICPE), dont font partie les usines de production de semi-conducteurs, sont autorisées malgré tout à continuer leur production en réduisant seulement de 10% leur consommation d’eau, décrit un arrêté ministériel de juin 2023. De quoi susciter le sentiment d’un accaparement, à l’image des conflits liés aux mégabassines.
L’impact du changement climatique encore inconnu
Face aux sécheresses renforcées par le changement climatique, l’avenir de la ressource en eau est incertain. “Même si l’on connaît l’évolution des températures, nous ne savons pas encore décrire l’impact du changement climatique sur l’hydrologie dans notre région, les différents modèles se contredisent”, établit auprès de Novethic Juliette Blanchet, chercheuse à l’Institut des Géosciences de l’Environnement à Grenoble. Mais la question devient incontournable. La spécialiste de l’hydrogéologie participe au projet de recherche Explore2, qui devrait dévoiler de nouveaux résultats en fin d’année à propos de l’évolution de la disponibilité de la ressource en eau. “Nous avons aussi lancé depuis quelques mois un projet de recherche appliqué aux deux sources d’eau potable utilisées par la métropole de Grenoble”, ajoute auprès de Novethic Anne-Sophie Olmos, vice-présidente de Grenoble Alpes Métropole chargée du cycle de l’eau.
A l’heure actuelle, les ressources d’eau potable du réseau Eaux de Grenoble Alpes “ne sont pas en déficit quantitatif”, affirme auprès de Novethic Nicolas Alban, directeur de la délégation de Lyon à l’agence de l’eau Rhône Méditerranée. Cependant, une nouvelle institution responsable “d’étudier l’impact du changement climatique et des activités humaines sur tout le bassin versant associé à la rivière Isère” est en réflexion, et prendra la forme d’un Etablissements Public Territorial de Bassin (EPTB), explique-t-il. Une façon inédite dans la région d’améliorer la coordination des acteurs de l’eau et son partage.
Azote, phosphore et cuivre : une eau rejetée chargée de polluants
De son côté, STMicroelectronics met en avant ses progrès d’efficacité dans l’usage de l’eau. En effet, la quantité d’eau utilisée pour la production des puces électroniques a baissé de 41% entre 2016 et 2022, selon l’industriel. STMicroelectronics prévoit aussi de créer un système de recyclage de l’eau en sortie afin qu’elle puisse servir au rinçage des puces électroniques. Actuellement, l’eau recyclée, de moindre qualité, sert principalement aux systèmes de refroidissements. Avec le nouveau système, la consommation pourrait être limitée à 7 millions de mètres cubes d’eau par an, selon STMicroelectronics. Pour prendre le relais en cas de problème ou de maintenance du système de recyclage, l’entreprise a demandé à augmenter la capacité de ses forages, situés sous le site. Les cultures alentour seraient “susceptibles de souffrir si les forages étaient mis en route sur une longue durée”, estime la commission d’enquête à propos de la demande d’autorisation environnementale déposée par STMicroelectronics publiée en novembre 2023. Celle-ci mentionne aussi des possibles impacts sur la biodiversité voisine.
Reste que l’eau rejetée dans l’Isère sera toujours chargée de polluants : de l’azote, du phosphore et du cuivre. Comme le recyclage en augmente la concentration, STMicroelectronics a demandé à relever les limites de taux de concentration autorisées. Or la commission d’enquête indique que l’impact “pourrait s’avérer important notamment si le débit de l’Isère venait à baisser de 40% d’ici 2050 comme le prévoit les experts”, posant des risques d’eutrophisation. Un sujet controversé : “pour l’heure, je ne suis pas inquiet, l’Isère a aujourd’hui un débit extrêmement puissant et les rejets sont très contrôlés”, affirme Nicolas Alban.
Pour le gouvernement français, les semi-conducteurs sont une industrie stratégique. L’Etat a débloqué 2,9 milliards d’euros d’aide pour l’extension de STMicroelectronics, dont l’investissement total s’élève à 7,5 milliards d’euros. Le gouvernement vise à doubler la production de puces en France d’ici 2028. Au niveau européen, le “Chips act” vise à atteindre 20% des parts de marché d’ici 2030. Une autre entreprise productrice de semi-conducteurs, Soïtec, a inauguré une usine en septembre 2023 à moins d’un kilomètre de celle de STMicroelectronics. L’association Stop Micro 38 s’oppose de son côté à une trajectoire de développement du numérique sans limites. D’autant plus que ST Microelectronics multiplie les controverses, entre des puces retrouvées dans des engins militaires russes et deux morts associés au chantier de l’extension, selon la CGT ST Crolles.