Aux États-Unis, certains protestants évangéliques considèrent que leur pays a été fondé sur des valeurs judéo-chrétiennes et que leur mission est de “restaurer et ramener l’Amérique à Dieu”. S’étant fortement mobilisés politiquement, à partir des années 1970, ils ont progressivement acquis un poids et une influence considérables, au point qu’on leur attribue la victoire de Donald Trump en 2016. Pour eux les républicains modérés sont des RINO (Republicans In Name Only). Cette droite dite “chrétienne” est ainsi devenue une force électorale incontournable et tous les candidats présidentiels du Parti Républicain cherchent à avoir ses faveurs.
Forts de ces succès, ils mènent actuellement une campagne tant contre l’investissement responsable (ISR) que contre la “Corporate Social Responsability” (RSE) et leurs critères dits ESG (Environnementaux, Sociaux et de Gouvernance). Selon eux, au travers de l’ESG, on tenterait de fixer des conditions politiques et idéologiques aux entreprises, habilement assimilées à l’épouvantail du “wokisme”. Certains, comme le trésorier de l’Utah, vont même jusqu’à affirmer que les stratégies ESG font partie du “plan de Satan”. En conséquence, 31 États sur 50 ont d’ores et déjà voté des lois s’opposant à la prise en compte desdits critères, à qui ils reprochent tout à la fois, d’imposer un agenda moral aux entreprises, d’endiguer les flux de capitaux vers des secteurs sources de profits et d’emplois (énergies fossiles, armement, etc.), et de réduire le rendement des fonds de pension.
Des contradictions avec les modèles originaux de l’ISR et de la RSE
Toutefois, les trois grands types de législation anti-ESG votées par ces États Républicains montrent que la “Christian Right” n’est pas à une contradiction près. Comment en effet ordonner aux entités étatiques de ne pas contracter avec des entreprises qui boycottent certaines industries, alors même qu’au travers du Pioneer Fund, son fonds d’investissement éthique, l’Église évangélique d’Amérique a été la première à pratiquer l’exclusion sectorielle de l’alcool, du tabac, de l’armement, du sexe et des jeux ? À l’époque, un homme “bon” ne buvait pas, ne fumait pas, ne jouait pas, ne fréquentait pas les prostituées et n’utilisait pas son colt à tort et à travers.
Comment interdire aux entités publiques et administratives de “discriminer” les entreprises sur la base de scores “moraux”, alors même que c’est un pasteur protestant, Howard Bowen, dans un livre commandité par l’Église évangélique, qui a vulgarisé le concept de RSE en considérant que l’entreprise devait s’inscrire dans la morale et se conformer aux règles de la société ? Comment considérer que la seule responsabilité fiduciaire d’un mandataire vis-à-vis de ses mandants consiste à chercher le rendement à court terme, alors même que le christianisme n’a cessé de lutter contre l’usure et la chrématistique, qui relèvent du péché mortel de cupidité (avaritia) ?
Plus globalement, si elle veut revenir aux valeurs fondamentales sur lesquelles l’Amérique aurait été construite, la droite chrétienne aurait tout intérêt à relire le Notre Père, la prière qui unit le plus fermement les différentes traditions chrétiennes. Comme toutes les prières, elle ne consiste pas à répéter sans cesse les mêmes paroles dans l’espoir d’être exaucé, mais est une expérience de gratuité pour comprendre la meilleure manière de collaborer à l’œuvre de Dieu (cf. St Augustin “Si tu invoques Dieu pour qu’il te donne la richesse, c’est cette dernière que tu invoques, ce n’est pas Dieu”).
Dans le Notre Père, après un exorde où on reconnaît que l’origine de l’existence est en Dieu, où on l’appelle à se manifester à travers son action efficace dans l’histoire, et où on lui demande de réaliser son plan de salut, viennent trois demandes plus “terre à terre” qui résonnent avec le triptyque ESG de notre responsabilité sociale et environnementale.
Les “trumpistes” anti-ESG, à rebours de la doctrine chrétienne
“Donne-nous aujourd’hui notre pain de ce jour”. Le pain nécessaire à notre vie que nous demandons, le Seigneur nous l’a déjà donné, au travers de la création. Il est le fruit de la terre et du travail des hommes. Nous disposons en effet d’un capital naturel pour subvenir aux activités extractives du secteur primaire (l’agriculture, la pêche et les mines), d’un capital intellectuel pour mener à bien toutes les activités industrielles du secteur secondaire, et d’un capital relationnel pour réaliser toutes les activités de service du secteur tertiaire. Nous disposons également d’un capital spirituel dans la foi en plus grand que nous. Ce qu’on demande à Dieu c’est de nous aider à maintenir en l’état ces divers dons, et notamment les conditions de possibilité de la vie sur terre. C’est la question environnementale.
“Pardonne-nous nos offenses, comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés”. Cette phrase nous invite à reconnaître que nous sommes pécheurs, et donc à pardonner aussi aux autres. Le pardon divin, Jésus nous l’a déjà donné au travers du don total qu’il a fait de lui-même par amour sur la croix. Ce qu’on demande à Dieu c’est de nous aider à pardonner aux autres, de les aimer comme nous nous aimons, et de conserver ainsi les conditions de possibilité de la vie en société. C’est la question sociale.
“Ne nous laisse pas entrer en tentation”. Cette demande indique que nous sommes constamment mis à l’essai, éprouvés, afin de voir si nous sommes prompts à nous tourner vers le bien. Nous sommes en effet constamment tentés de nous considérer comme maîtres et possesseurs de la nature, et de vivre sans les autres, voire contre les autres. Ce qu’on demande à Dieu c’est non seulement de se tenir auprès de nous dans ce combat, mais aussi de nous aider à mettre en place les dispositifs pratiques qui vont éloigner tous les motifs de tentation, et maintenir les conditions de possibilité de ne pas succomber au Mal. C’est la question gouvernementale.
Depuis 2010, et le congrès du Cap, les protestants évangéliques considèrent la protection de l’environnement comme un aspect de l’Évangile. Selon eux, “l’amour pour la création de Dieu exige que nous nous repentions de la part que nous avons prise à la destruction, au gaspillage et à la pollution des ressources de la terre et de notre complicité à l’idolâtrie toxique du consumérisme [et que] au contraire, nous nous engagions à la responsabilité écologique urgente et prophétique”. Gageons, qu’éclairés par l’Esprit, ils sauront également se convertir aux deux autres volets du triptyque ESG, pour ne pas être qualifiés de CINO (Christians In Name Only), car… tout est lié, la clameur de la terre et celle des pauvres.■
*, Jérôme Courcier, conseiller principal ESG chez KPMG, ancien responsable RSE d’une entreprise du CAC 40 et chargé d’enseignement à l’Institut Catholique de Paris.