En tant que co-présidente du mouvement Impact France, quel regard portez-vous sur la situation des entreprises françaises et européennes aujourd’hui ?
Julia Faure : Je dirais que nos entreprises aujourd’hui sont dans une situation compliquée parce que l’économie contemporaine est régie par la prime au vice. En gros, plus une entreprise a des pratiques délétères pour l’intérêt général, plus elle sera profitable. Par exemple, si vous décidez de délocaliser pour produire dans des pays où les conditions de travail sont très précaires, où les normes sociales et environnementales sont limitées, vous obtenez des coûts de production beaucoup moins élevés, vous êtes donc plus compétitif. Résultat : les entreprises qui ont les pratiques les moins vertueuses sont aussi celles qui ont le plus de parts de marché. Forcément, pour les entreprises qui veulent produire localement tout en respectant un minimum de normes sociales ou écologiques, c’est extrêmement compliqué de s’en sortir. Quand on est face à des entreprises qui pratiquent le dumping à tous les niveaux, on ne peut pas être compétitif.
Vous êtes en particulier très active contre les entreprises de la fast-fashion…
J.F : Oui, exactement, car la fast fashion c’est l’incarnation de ces pratiques délétères : elles vendent à très bas prix, des produits fabriqués dans des conditions déplorables, acheminés souvent par avion, et multiplient les incitations à surconsommer à l’aide des publicités incessantes, ciblées notamment sur les plus jeunes. Face à ces entreprises, vous avez des PME françaises qui veulent produire en Europe du textile plus qualitatif et qui sont étranglées par cette concurrence déloyale. Aujourd’hui avec la guerre commerciale qui a été engagée par Donald Trump, le phénomène pourrait s’amplifier : l’Europe notamment risque de se retrouver submergée par l’afflux de produits chinois à prix cassés qui ne trouvent plus de débouchés aux Etats-Unis. Les entreprises du secteur textile ont donc besoin que le secteur soit régulé, pour être protégées de ce système pernicieux.
Avec d’autres entrepreneurs français, vous militez pour une loi anti-fast fashion notamment… ?
J.F : Oui. Une proposition de loi visant à réguler le secteur textile face aux excès de la fast-fashion avait été adoptée à l’unanimité par l’Assemblée Nationale en 2024. Cette loi propose notamment d’augmenter les contributions financières payées par les acteurs de la fast-fashion dans le cadre de la REP (Responsabilité élargie des producteurs), en alignant le montant de ces contributions sur l’impact environnemental des produits mis sur le marché. En d’autres termes, plus vous commercialisez des vêtements polluants, plus vous payez. La loi propose aussi d’interdire la publicité pour les marques d’ultra-fast-fashion. Ce type de mesures participerait à réduire la concurrence déloyale que subissent les acteurs du Made in France ou du made in Europe. C’était une bonne proposition de loi, réclamée par les acteurs français de l’industrie. Pourtant, on attend depuis des mois qu’elle passe au Sénat. Et en attendant, elle est en train d’être vidée de sa substance, sous la pression de nombreux lobbies. Les lobbies de la fast-fashion comme Primark ou Shein, des plateformes type Zalando, ou encore ceux de la publicité ont tous travaillé à détricoter cette loi. Il va falloir rectifier le tir, car l’actualité nous prouve qu’il est urgent de réguler le secteur.
Le contexte politique européen semble plutôt être à la dérégulation qu’à la régulation, qu’en pensez-vous ?
J.F : On est dans une véritable crise, car certaines politiques et réformes mises en place ne sont plus au service de l’intérêt général. La fabrique de la loi est opaque, elle sert des intérêts privés qui affirment que la régulation est un fardeau administratif. Ces lobbies sont dans la stratégie du choc : ils profitent des inquiétudes sur le commerce international pour remettre en cause tout le cadre règlementaire. Mais si vous êtes dans les embouteillages, ce n’est pas en supprimant le code de la route et les feux rouges que vous irez plus vite, c’est au contraire en régulant la vitesse et le trafic qu’on peut fluidifier la mobilité. L’Europe n’a pas besoin de dérégulation, plutôt de meilleures régulations, qui favorisent le modèle européen, mieux-disant socialement et écologiquement. On sait que les entreprises ont besoin de ces normes qui les protègent du dumping social et environnemental. Sans régulation, c’est la loi du plus fort, du moins-disant et du moins scrupuleux qui s’applique.
L’Europe fait face à un problème de chômage, de désindustrialisation, de perte de souveraineté économique. Si l’on veut s’en sortir, si l’on veut construire la résilience de l’économie européenne, on a tout intérêt à préserver nos ressources. Préserver la qualité de nos emplois, notre système de santé, nos sols, la qualité de l’air, de l’eau ou des fonds marins… et pour ça il faut des règles. Est-ce que l’on veut aligner nos conditions de travail sur celles du Bangladesh ? Est-ce qu’on veut un système éducatif privé et hors de prix comme aux Etats-Unis ? Est-ce qu’on est près à voir nos côtes recouvertes de déchets comme au Ghana ? L’Europe a la possibilité d’incarner une autre économie, sociale et écologique. C’est ce qui lui permettra de rester une puissance durable sur la scène mondiale.