C’est l’un des plus gros éditeurs de jeux vidéo au monde et le leader français en la matière. Ubisoft emploie aujourd’hui plus de 19 000 personnes, et compte une quarantaine de studios dans le monde qui ont notamment développé Les Lapins Crétins ou Assassin’s Creed. C’est dire si la chute de ce mastodonte peut faire des vagues dans le secteur. Or c’est bien le chemin que prend le groupe. L’action d’Ubisoft a ainsi dégringolé de près de 19% le 26 septembre après l’annonce surprise du report du prochain Assassin’s creed et le lancement, décevant, de son jeu “Star Wars Outlaws”. En cinq ans, Ubisoft a ainsi perdu près de 80% de sa valeur.
“La performance de notre deuxième trimestre n’a pas été à la hauteur de nos attentes”, a reconnu dans un communiqué le PDG du groupe, Yves Guillemot, qui dit accorder plus de temps à ses équipes pour peaufiner la réalisation de “Assassin’s Creed Shadows”. En conséquence, il anticipe désormais un trimestre en dessous des objectifs initialement visés. Du côté des actionnaires, on grince des dents. Selon Reuters, le fonds activiste AJ Investiments soutenu par 10% des actionnaires, serait en pourparlers pour une vente potentielle d’Ubisoft. Quant à la Deutsche Bank, elle a abaissé sa recommandation conseillant non pas “d’acheter” le titre Ubisoft mais de le “conserver“. Dans une note révélée par Morningstar, la banque écrit : “Ubisoft devra peut-être envisager des mesures stratégiques plus importantes pour redresser la barre. Il pourrait s’agir, par exemple, de fermer des studios peu performants et d’annuler des projets malheureux le plus tôt possible”.
Crainte d’une potentielle casse sociale
Pour les salariés, c’est la douche froide, mais ce n’est pas une surprise. Depuis des années, Ubisoft est plombé par des scandales et guidé par une direction très critiquée. “On est très inquiets”, confie à Novethic Marc Rutschle, délégué de Solidaires informatiques chez Ubisoft Paris. “Cette année devait reposer sur ces deux jeux-là. Ce qui est étonnant c’est que la direction n’ait pas anticipé le retard de production d’Assassin’s Creed et le découvre au dernier moment. Ça soulève des questions”, ajoute-t-il. Depuis novembre dernier, plusieurs centaines de licenciements ont été initiés dans le monde entier. En août dernier, les bureaux américains ont ainsi subi 45 licenciements. La crainte d’une casse sociale en France, où 4 000 emplois sont en jeu, est de plus en plus forte.
Signe des tensions en interne, plusieurs grèves ont eu lieu. La dernière, en février, avait pour motif une demande de revalorisation des salaires. La prochaine, qui aura lieu du 15 au 17 octobre, est liée au plan de retour au bureau d’Ubisoft. Désormais les salariés devront revenir trois jours par semaine en présentiel au bureau. “Après plus de cinq ans de travail efficace dans le contexte actuel du télétravail, nombre de nos collègues ont construit ou reconstruit leur vie (vie de famille, logement, parentalité, etc.) et ne peuvent tout simplement pas revenir aux conditions de travail antérieures”, a déclaré le syndicat dans un communiqué.
Ambiance toxique et “wokisme”
Si les tensions sont si visibles, c’est aussi que l’héritage social est lourd. En 2020, Libération avait ainsi révélé l’ambiance “toxique” au sein du groupe. Trois anciens responsables de l’entreprise, Serge Hascoët, directeur créatif, Tommy François, vice-président du service éditorial et Guillaume Patrux, lead game designer, sont visés par une enquête. Leur procès s’ouvrira en mars 2025 au tribunal de Bobigny alors que le dossier consulté par Le Monde évoque une “quarantaine d’agressions sexuelles (…) sur une dizaine d’années”.
Dans ce contexte, difficile de se dire qu’Ubisoft est accusé de “wokisme” par des gamers, et c’est pourtant le cas. L’éditeur est devenu la cible favorite de l’extrême-droite. Dans leur ligne de mire, Assassin’s Creed Shadows dont le héros est un samuraï noir. Au Japon, le jeu a été pris comme une insulte et créé une très forte polémique sur les réseaux sociaux. Elon Musk, le patron de X et Tesla, pro-Trump, est monté au créneau accusant Ubisoft de “tuer l’art” avec du DEI (pour diversité, équité et inclusion). Ubisoft a dû s’excuser tout en défendant sa liberté de création. Dans son communiqué du 26 septembre, Yves Guillemot a d’ailleurs pris soin de noter qu’en tant qu’entreprise de divertissement, son objectif n’était pas “de promouvoir un agenda particulier”.