Réfléchir à des indicateurs économiques “au-delà du PIB” ? C’est l’annonce qui a été faite par Antonio Guterres, au début du mois de mai. “Nos indicateurs actuels négligent de nombreuses dimensions contribuant au bien-être humain, tout en valorisant certaines activités qui nuisent aux personnes et à la planète“, expliquait ainsi le secrétaire général de l’ONU.
Ce dernier a mis en place un groupe de 14 experts indépendants, missionnés pour réfléchir à des manières alternatives de mesurer les évolutions économiques. Le groupe devra notamment proposer de nouveaux indicateurs statistiques, et formuler des recommandations pour améliorer l’utilisation des indicateurs alternatifs dans la mise en œuvre des politiques publiques. Une initiative qui peut paraître réjouissante mais qui témoigne surtout de la lente conversion des instances internationales aux réflexions sur “l’après-PIB”.
PIB vert, Objectifs du développement durable, indice de richesse inclusive…
Ce nouveau groupe de travail ne sera en effet pas le premier, dans les instances économiques et politiques internationales, à poser la question des indicateurs économiques. “La réflexion sur le sujet au sein de l’ONU date des années 1990, et depuis, il y a eu de nombreuses initiatives visant à élargir les débats”, explique à Novethic Yann Kervinio, chercheur associé au Cired (Centre international de recherche sur l’environnement et le développement) et responsable scientifique de l’axe sur la comptabilité nationale de la chaire Comptabilité écologique. Dès 1992, au Sommet de Rio, les Etats membres de l’ONU se mettent d’accord pour lancer une réflexion sur des indicateurs alternatifs, qui intègreraient, en plus des aspects économiques, les enjeux sociaux ou environnementaux : changement climatique, état de la biodiversité, mais aussi santé, bien-être, éducation, etc.
L’année suivante, un “manuel” propose d’introduire une nouvelle comptabilité internationale autour d’un “PIB vert”. Mais la sauce ne prend pas, et les questions s’accumulent : comment traduire les dimensions écologiques, sociales et économiques dans un seul indicateur ? Comment pondérer les dimensions de cet indicateur les unes par rapport aux autres ? D’autres initiatives voient le jour, notamment, à partir des années 2000, avec les Objectifs du millénaire, qui deviendront les Objectifs de développement durable (ODD) en 2015. Désormais, il ne s’agit plus d’un seul indicateur, mais de 17, dont la croissance économique n’est qu’un élément parmi d’autres : pauvreté, accès à l’eau, à l’énergie, biodiversité marine, ou encore conditions de travail. En 2023, l’ONU inscrira même à l’agenda commun des Etats membres l’idée de “valoriser ce qui compte“, et d’aller “au-delà du PIB”.
Au sein de la Banque Mondiale, ou encore du Programme des Nations Unies pour l’Environnement, des experts commencent de leur côté à mesurer un “indice de richesse inclusive” (IRI). Une sorte d’indicateur global qui vise à mesurer la croissance, corrigée des évolutions des capitaux naturels et humains. Côté OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques), les réflexions tournent autour de l'”Indicateur du vivre mieux” qui rassemble 11 thématiques socio-économiques, culturelles et environnementales. Problème : il n’existe pas toujours de consensus solide sur la manière de mesurer ces indicateurs et sur leur usage, là où le PIB, lui, répond à une norme comptable reconnue à l’échelle internationale depuis les années 1940.
“Derrière le PIB, il y a aussi les imaginaires économiques dominants”
Sous l’influence de cette dynamique internationale, plusieurs pays ont également lancé leurs propres initiatives. Le rapport Stiglitz, commandé sous la présidence de Nicolas Sarkozy en France, le rapport Dasgupta, écrit à la demande du Trésor britannique, et d’autres, arrivent tous à la même conclusion : le PIB est un indicateur insuffisant, et il faut désormais une nouvelle comptabilité. Une multitude d’indicateurs alternatifs font surface, sans qu’aucun ne se soit encore imposé. “Il y a beaucoup de recherches et de données qui se sont accumulées sur le sujet depuis une trentaine d’années, sans que les pratiques de comptabilité changent profondément”, concède Yann Kervinio.
En France, la loi Eva Sas impose au gouvernement de publier une douzaine d’indicateurs alternatifs chaque année. Quand ils le sont, ce qui n’est pas systématique, ils n’ont évidemment pas l’écho du sacro-saint PIB, qui reste le seul relayé par les politiques, les médias, et les principales institutions. Pour Yann Kervinio “il faudrait que l’on arrive aujourd’hui à comprendre pourquoi on reste bloqués sur le PIB”. Selon l’expert, les raisons sont multifactorielles. “Ce n’est pas en produisant toujours plus de statistiques publiques et plus d’indicateurs qu’on avancera, il faut une appropriation par les acteurs, des relais politiques, institutionnels, etc.”, explique-t-il.
L’enjeu est aussi de changer les représentations économiques. “Derrière le PIB, il y a les imaginaires économiques dominants, ceux de la compétitivité, de la performance, qui ont encore été renforcés par le rapport Draghi”, explique Yann Kervinio. Difficile de se passer du PIB quand cette vision de l’économie domine encore l’espace politique, médiatique et culturel. “Pour agir là dessus, il faudrait peut-être aussi l’analyse des sociologues de la quantification, pour comprendre comment proposer d’autres récits”, ajoute le spécialiste. Or, il n’est pas certain que le groupe d’experts nommé par l’ONU, qui doit rendre ses travaux en septembre, et composé quasiment exclusivement d’économistes et de statisticiens, se penche réellement sur cette question cruciale des récits économiques.