Publié le 08 mars 2023

SOCIAL

"Le féminisme capitalismo-compatible mène au profit, pas à l'égalité", selon Sandrine Holin

Index de l'égalité, formation à la "confiance en soi", coaching pour booster sa carrière... les entreprises rivalisent de méthodes pour tendre vers l'égalité de genre. Mais un féminisme capitalismo-compatible qui sert les profits ne peut pas "briser le plafond de verre", dénonce Sandrine Holin dans son nouveau livre Chères collaboratrices. Sans création d'un rapport de force passant par des syndicats de femmes par exemple, le désir d'égalité restera un vœu pieu.  

Greve feministe journee internationale droits des femmes LIONEL BONAVENTURE AFP
En cette journée internationale des droits des femmes, Novethic vous propose de décortiquer le féminisme néolibéral.
LIONEL BONAVENTURE / AFP

Dans votre livre, vous vous intéressez au féminisme capitalismo-compatible. Quels en sont les signes ? 

Sandrine Holin - Quand il entre en crise, le capitalisme sait se remettre en question. Depuis les années soixante, il se réinvente en récupérant certaines questions, certains sujets de sociétés, pour les vider de leur critique anticapitaliste. Il va en conserver quelques aspects pour donner l’impression d’un changement mais il ne va rien modifier en profondeur, à la racine. C’est le cas avec la critique féministe. Comme le montre la philosophe Nancy Fraser, dans les années soixante, les féministes critiquent le salaire familial masculin : l’idée que les hommes (blancs, bourgeois) doivent gagner un salaire permettant d’entretenir une femme qui ne travaille pas en dehors du foyer et des enfants.

Outre les féministes, qui dénoncent une mesure empêchant les femmes d’être indépendantes, les néolibéraux ont pu voir dans ce salaire familial une mesure de l’État providence, faussant les règles du marché, rémunérant trop certains travailleurs. On a donc d’un côté une critique du capitalisme patriarcal et de l’autre du capitalisme d’État qui convergent pour faire tomber ce salaire. Cela a pour conséquence de tasser le salaire masculin. On compte désormais sur deux revenus, celui des hommes et des femmes blanches et bourgeoises. 

Aujourd’hui encore le capitalisme récupère le féminisme. On peut penser à l'utilisation de slogans féministes dans le marketing, la publicité ou directement comme "marchandise" par exemple lorsque de tels slogans sont imprimés sur des t-shirts ou des totebags. L’exemple du t-shirt de la marque Dior "We should all be feminists" vendu plus de 600 € a été maintes fois cité. Un autre t-shirt disait "Women just wanna have fun-damental rights". Mais de manière générale, les slogans repris sont ceux qui jouent sur l’idée de pouvoir ou de la fierté d’être une femme.

Pourquoi est-ce problématique ? 

Parce qu’il y a un écart entre le féminisme politique et ce féminisme capitalismo-compatible qui est mis en place dans les entreprises et qui est une sorte de travail sur l’empowerment des femmes. C’est un nouveau secteur d’activité basé sur la sensibilisation, les formations au leadership, la confiance en soi, la prise de parole en public… C’est une façon de voir les femmes comme des entrepreneures d’elles-mêmes, qui doivent travailler sur leurs compétences pour aller chercher leur émancipation. On ne met pas en place des mesures qui pourraient vraiment changer la donne comme l’égalisation des salaires ou la création de syndicats de femmes. Tout cela manque d’analyse structurelle et historique des inégalités, et cela n’aboutit pas à l’émancipation de toutes les femmes. La conséquence principale est qu’on a créé une meilleure concurrence entre les femmes et les hommes et pas une égalité. Cela permet aux entreprises de gagner plus d’argent. 

Cette égalité en entreprise est en plus soumise à une condition de performance. En quoi est-ce dangereux ? 

Parce que c’est une égalité pour le profit, pas une égalité philosophique. Beaucoup de rapports de l’OCDE ou de cabinets comme McKinsey, veulent montrer que l’égalité est un facteur de croissance, que cela permet de gagner plus d’argent et donc aux entreprises d’être plus performantes. Il n’y a en réalité aucun lien de cause à effet. Et si jamais on s’aperçoit que les femmes ne sont pas plus performantes, on va remettre en cause le principe d’égalité puisqu’il n’y aura plus de nécessité. L’idée de conditionner l’égalité à une performance économique est donc un risque fort, surtout dans un contexte de crise économique, parce qu'il peut y avoir un retour en arrière sur ces questions. C’est un vrai piège pour les femmes et les minorités. 

Que doivent faire les entreprises dans ce cas ?

Je crois qu’on ne peut pas attendre des entreprises (en tant qu’entités économiques ayant pour but d’être rentables) que leurs décisions aient une finalité autre que de satisfaire les intérêts de leurs investisseurs ou de leurs actionnaires. C’est pour cette raison que ce discours féministe néolibéral s’est développé - le fameux "l’égalité ça rapporte" - parce qu’on estime qu’ainsi les entreprises prendront mieux en compte la problématique des inégalités. Mais lorsque les inégalités se créent et sont entretenues par une logique d’accumulation du capital, cette même logique d’accumulation du capital ne peut les défaire. La question devrait donc plutôt être : qu’est-ce que les individus peuvent mettre en place au sein des entreprises et dans le monde du travail en général ? 

Vous mentionnez la nécessité de créer des syndicats de femmes. Pourquoi cela n’a pas été fait avant et en quoi est-ce une solution ?

Aujourd’hui en France, seulement un salarié sur 10 est syndiqué. Il y a une déperdition du collectif de manière générale dans nos sociétés, c’est un des effets du néolibéralisme. Sortir de la logique néolibérale demande donc peut-être de revenir à des formes d’organisations collectives et surtout à la création de rapports de force. La grève et la défense d’intérêts par des organisations syndicales sont des exemples mais il y en a peut-être d’autres à trouver, d’autres postures à tenir.

Les revendications des femmes, comme l’égalité salariale, n’ont pas toujours été bien portées par les organisations syndicales généralistes. La syndicaliste cégétiste Madeline Colin s’était penchée sur la question dans les années soixante-dix. Il y avait et il y a encore aujourd’hui cette idée de "hiérarchie des luttes" qui pénalise le plus souvent celles qui concernent les minorités et les femmes. La question est principalement de savoir comment mieux défendre collectivement nos revendications. Rappelons-nous qu’en 1975, les Islandaises avaient été 90 % à se mettre en grève totale (au travail et au sein du foyer) et aujourd’hui ce pays est l'un de ceux où les inégalités de genre sont les plus faibles. 

Propos recueillis par Marina Fabre Soundron 

*Chères collaboratrices. Comment échapper au féminisme néolibéral, Sandrine Holin, éditions La Découverte, 2 mars 2023, 224 pages.


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