Publié le 12 juin 2014
GOUVERNANCE D'ENTREPRISE
Union européenne : les lobbies font-ils la loi à Bruxelles ?
Lors des dernières élections européennes, la défiance envers les institutions s’est fait particulièrement sentir dans les urnes. Parmi les éléments qui ont sans doute pesé dans la balance, la question de la collusion entre business et politique régulièrement dénoncée par les ONG. Car si les lobbies font vivre le débat européen, les dérives sont encore trop nombreuses.

© istock
A Bruxelles, le microcosme du lobbying s’agite. Avec les élections au Parlement européen du 25 mai dernier et la nouvelle Commission qui se mettra en place à l’automne, les cartes du jeu sont rebattues. " C’est un moment clé pour nous, confirme Natacha Clarac, directrice associée au sein du cabinet Athenora Consulting, qui travaille pour des clients de l’économie sociale et solidaire, de la santé ou de la protection des données personnelles. Comme nous travaillons essentiellement avec des clients français, beaucoup de nos interlocuteurs vont changer." De fait, seuls 36 eurodéputés français sur 74 que compte la délégation hexagonale vont retrouver les bancs du Parlement européen.
Si la lobbyiste affiche ainsi ses préoccupations, c’est que les échanges avec les élus font partie de son quotidien. "A Bruxelles, toutes les parties prenantes impliquées par un texte sont invités à faire entendre leur voix", se réjouit-elle. " En l’absence de matérialité d’une opinion publique, l’Union européenne a privilégié une légitimité démocratique basée sur le dialogue avec une société civile constituée de représentants d’intérêts, intégrants ainsi les différents lobbies dans son processus décisionnel", analyse le journaliste Benjamin Sourice dans son livre « Plaidoyer pour un contre-lobbying citoyen »
Bruxelles, capitale du lobbying
Tant et si bien que la capitale de l’Europe est devenue la deuxième place forte du lobbying mondial après Washington DC. Malgré l’existence d’un système destiné à recenser les forces en présences, il est pourtant difficile de savoir quel est leur nombre exact. Même si les règles ont récemment été durcies pour les lobbyistes agissant auprès du Parlement et de la Commission, celui-ci reste en effet volontaire et ne concerne pas le Conseil de l’Union européenne. Début juin, le registre de transparence comptait 6 634 entités (plus de 3000 syndicats ou groupements professionnels, environ 1700 ONG, 500 cabinets de consultants et une quarantaine d’Eglise). Pourtant, au total, ce sont près de 30 000 lobbyistes qui officieraient auprès des institutions européennes, selon l’association spécialisée dans le contrôle du lobbying Corporate Europe Observatory. "Une centaine de gros poissons comme Adidas, Apple, Disney, Heineken ou Porsche snobent ce registre alors qu’ils arpentent les couloirs des institutions européennes. Quasiment aucun cabinet d’avocats – et ils ont une grande influence à Bruxelles – n’a pris la peine de remplir le formulaire. Et quand les grands groupes s’inscrivent, certains semblent ne jouer que le jeu à moitié. Alter-EU ainsi relevé que eBay déclarait 5 lobbyistes …pour moins de 50000 euros annuels", notent Catherine Chatignoux et Renaud Honoré, deux journalistes fins connaisseurs des rouages bruxellois dans leur livre « L’Europe au banc des accusés ».
Le lobbying comme représentation de la société civile ?
Lors de la préparation des textes législatifs ou de leur mise en œuvre, la Commission européenne, qui a l’exclusivité de l’initiative, fait régulièrement appel à des groupes d’experts composés de représentants d’entreprises, de syndicats, associations de consommateurs, ONG, consultants, universitaires, etc. Ou à des consultations publiques. "Nous ne sommes jamais surpris par les sujets qui vont être discutés au sein de la Commission car le planning des propositions législatives est public", apprécie ainsi Jean Rodesch, vice-président Affaires publiques et Responsabilité Sociale des Entreprises (RSE) pour Pernod Ricard. Une fois validée par la Commission, le texte passe ensuite au Parlement et la ronde des auditions continue, notamment au sein des différentes directions. "Entre les députés, les commissaires et les différents fonctionnaires européens, nous rencontrons en moyenne une trentaine de personnes différentes pour pouvoir faire entendre nos arguments", précise Natacha Clarac. Quand il était rapporteur de la directive sur les hedges funds, l’eurodéputé (Parti Populaire Européen, PPE) sortant, Jean-Paul Gauzès, affirme lui, avoir fait plus de 198 auditions !
"Les lobbyistes sont une source d’information importante pour les députés. Les sujets sont nombreux, complexes et nos moyens humains et financiers sont ténus pour être au fait de toutes les implications des textes que l’on vote. Bien sûr, ils défendent leurs propres intérêts mais c’est à nous, en tant que députés, de faire la part des choses, de recouper nos informations…Comme le ferait un journaliste ", estime ainsi Jean-Paul Gauzès. Reconnu pour sa compétence dans le domaine financier, cet ex-directeur juridique et fiscal de la Banque Dexia, a soutenu en 2011 la création de Finance Watch,un lobby destiné à représenter les intérêts publics dans la réforme des réglementations financières. "A l’époque, il y a avait une asymétrie d’expertise dans le lobbying financier, essentiellement tenu par les institutions financières, reconnait-il. Ce n’était pas équilibré et pas sain. Finance Watch a permis d’établir un contre-pouvoir". Un contre-pouvoir qui reste tout de même relatif quand on sait que Finance Watch ne compte qu’une dizaine de personnes face aux plus de 700 que compte le lobby de l’industrie financière à Bruxelles…
Des frontières trop floues entre lobbyistes et politiques
Les lobbies pourvoyeurs d’information ? L’assertion fait consensus même chez les députés qui critiquent le système sans ménagement. Mais c’est la question des méthodes peu scrupuleuses, employées par certains lobbyistes, tout autant que l’attitude de quelques députés ou commissaires qui posent problème, selon l’eurodéputée (Alliance des démocrates et des libéraux pour l'Europe, ALDE) sortante, Corinne Lepage. Rien que dans les 5 dernières années, plusieurs scandales ont éclaboussés les élus et fonctionnaires européens. En 2011, 3 députés se faisaient ainsi piégés par des journalistes du Sunday Times qui, se faisant passer pour lobbyistes, leur avait fait accepter jusqu’à 100 000 euros pour faire passer des amendements. En 2012, c’est le commissaire en charge de la santé John Dalli qui est soupçonné d’avoir frayé avec l’industrie du tabac avant d’être débarqué de la Commission.
Lors des dernières élections, Corinne Lepage avait fait de la transparence et du contrôle strict du lobbying, l’un des axes forts de sa campagne en tant que présidente du nouveau mouvement ’Europe citoyenne’. "Les voyages tous frais payés en Indonésie par un grande entreprise pour vanter les bénéfices de l’huile de palme qui donnent lieu à de vibrants plaidoyers en commission ou les textes clés en main rédigés par les entreprises qui se retrouvent portés tels quels par les députés, les pressions exercées par des Etats sur le nucléaire ou le gaz de schiste…c’est grave. Car cela se traduit dans les textes", rapporte l’élue.
Un impact sur la qualité de la décision publique
Chaque année, le Médiateur européen, dont la mission est d’enquêter sur les cas de mauvaise administration des institutions et organes de l’Union européenne, reçoit des milliers de plaintes. En premier lieu sur le manque de transparence des institutions mais aussi concernant les conflits d'intérêts et la pratique dite de la "porte tournante" qui désigne le fait que des députés, fonctionnaires ou commissaires passent au lobbying une fois leur mandat ou fonction publique achevés. " Un cabinet est venu me voir récemment pour me proposer un emploi de lobbyiste, avoue ainsi Jean Paul Gauzès. Mais il est évident que je n’accepterai jamais ce genre de fonction. Tout simplement car cela entacherait tout ce que j’ai fait pendant mon mandat ", souligne-il. "C’est un sujet majeur, affirme Corinne Lepage. Pas seulement en termes d’éthique et de morale mais en termes de qualité de la décision publique. Car les choix qui sont faits ne vont pas forcément dans le sens de l’intérêt général. Cela peut avoir de graves conséquences par exemple sur la santé publique ".
Le 14 mai dernier, la médiatrice européenne, Emily O’Reilly, a ouvert une enquête sur la composition et la transparence des groupes d’experts de la Commission. " La Commission s’appuie fortement sur les conseils de centaines de groupes d’experts pour élaborer la législation et la politique, couvrant ainsi des domaines allant des services fiscaux et bancaires à la sécurité routière et les produits pharmaceutiques, explique–t-elle dans un communiqué. Il est de la plus haute importance pour ces groupes qu’ils soient constitués de façon équilibrée et de travailler dans la plus grande transparence possible afin que le public puisse contrôler leur travail et avoir confiance ".