Publié le 17 décembre 2015

ENVIRONNEMENT

Perturbateurs endocriniens : comment "faire dérailler une décision publique"

Intoxication, l'enquête de la journaliste Stéphane Horel, montre comment le lobby de l’industrie chimique a bloqué toute réglementation européenne des perturbateurs endocriniens, malgré le large consensus qui prévaut dans la communauté scientifique sur leur danger pour la santé publique. Pour Novethic, la journaliste replace ce dossier dans un cadre plus large : celui d’un vaste lobbying mené par l’industrie contre la réglementation européenne. Un lobbying qui a porté ses fruits : la Commission européenne bloque toute réglementation sur la question depuis 2013. Raison pour laquelle elle vient d’être condamnée par le tribunal de l’Union européenne.

Perturbateurs endocriniens Rémy Gabalda AFP
Photo d'illustration
Rémy Gabalda / AFP

Novethic. Les principaux ressorts des lobbys que vous décrivez dans votre enquête sont le recours à la controverse scientifique et au chantage économique. Comment les industriels articulent ces deux arguments d’ordre très différents ?

Stéphane Horel. Dans toutes les décisions politiques qui mettent en jeu la science, la stratégie des industriels s'appuie sur une boîte à outils mise au point par l’industrie du tabac dans les années 1950. Au moment des débats techniques, l'industrie fabrique de la matière scientifique et s’attaque aux travaux qui vont à l’encontre de ses intérêts. Dans le dossier des perturbateurs endocriniens (PE), c'est lors des discussions sur les critères d'identification de ces substances que l'industrie a créé une pseudo controverse scientifique [NDLR: voir notre article]. Mais, début 2013, l’industrie perd la bataille de la science : la direction générale Environnement, qui a le dossier entre les mains, s’est appuyée sur le rapport du chercheur Andreas Kortenkamp et a décidé d’adopter une approche de précaution malgré les demandes de l’industrie et de certains États membres comme la Grande-Bretagne et l’Allemagne. A partir de là, l’industrie des pesticides élabore une stratégie de chantage économique classique : la stratégie du chiffre épouvantail, basée sur la perte de chiffre d'affaires dans le cas d'une réglementation trop rigoureuse.  

 

Novethic. Vous pointez particulièrement la responsabilité de trois géants de la chimie : Bayer, BASF et Syngenta. Jouent-ils un rôle particulier dans le lobby bruxellois ?

Stéphane Horel. Je les cite en particulier car, début 2013, ces firmes sont intervenues directement et ensemble en écrivant au commissaire à l’Environnement de l'époque, Janez Potočnik. Il faut savoir qu'à Bruxelles, le lobbying au jour le jour est fait par des organisations dédiées à cela, des organisations professionnelles comme le Conseil européen des fédérations de l'industrie chimique (Cefic). Mais quand l’industrie s’inquiète vraiment de l’évolution du projet de règlementation, une lettre signée par les PDG de ces grandes firmes est beaucoup plus explicite pour faire pression sur un commissaire. Ces multinationales basées en Europe sont par ailleurs les trois principaux fabricants de pesticides européens et pensent donc être particulièrement touchées par cette règlementation sur les PE.  

 

"La direction générale Environnement a fait preuve d'intégrité"  

 

Novethic : Dans cette affaire, la DG environnement a défendu jusqu’au bout la nécessité d’une règlementation ambitieuse sur les perturbateurs endocriniens. Comment expliquez-vous qu’elle n’ait pas été écoutée ?

Stéphane Horel. La direction générale (DG) Environnement a fait preuve d'une intégrité certaine, en s’appuyant sur la science et en se préservant des influences. Elle a cette réputation de village gaulois au sein de la Commission européenne, qui est, elle, acquise à l’idéologie libérale donnant la priorité à l'intérêt des entreprises. Mais à un moment, elle n'a plus fait le poids face à l’opposition de la DG Santé et consommateurs (Sanco), et de la DG Entreprise. Mon travail montre tous les facteurs qui ont participé au déraillement de cette décision : c'est principalement la conjonction de cette discorde entre les DG Environnement et Sanco, l'arbitrage du secrétariat général en fonction des intérêts des entreprises et le lobbying de l’industrie. La pseudo controverse scientifique a également joué un rôle énorme, car elle a servi d’alibi au secrétariat général pour interrompre le processus.  

 

Novethic. Peut-on parler d’intimidations contre les scientifiques spécialistes des PE ?

Stéphane Horel. Non, mais l’industrie a fait pression auprès de la DG Environnement, en se plaignant par mail d’Andreas Kortenkamp, ce professeur de toxicologie de la Brunel University à Londres, commissionné pour réaliser le rapport sur l’état de la science. Peut-être dans l’espoir de le remplacer. Mais ça n’arrivera pas.  

Novethic. Ce travail a représenté plusieurs années d'enquête. Comment entre-t-on dans les rouages du fonctionnement bruxellois ?

Stéphane Horel. Je travaille principalement sur des sources publiques. J’ai pu obtenir en toute légalité la correspondance interne de la commission et celle avec les lobbyistes, ce qui m’a permis de documenter de manière précise ce qui s’est passé, parfois à la minute près. Le livre n'a d'ailleurs jusqu’ici pas été critiqué sur des erreurs factuelles. Mais il y a une vraie difficulté liée à l’opacité de la Commission européenne. L’accès aux documents est complexe à cause des délais de remise et de la quantité de documents que cela représente. Ce sont des milliers de pages qui arrivent sous forme d’images pdf. Enfin, une partie des documents est censurée, à cause notamment d'une exception prévue pour les informations relatives à une décision en cours. Je n'ai par exemple pas pu avoir les éléments concernant les termes de la consultation publique et ceux de l’étude d'impact économique  [NDLR: dernier recours utilisé pour repousser la réglementation sur les PE].  

 

Le principe de précaution, bête noire de l’industrie  

 

Novethic. Au-delà de la bataille réglementaire sur les PE, est-ce qu’un lobby plus large est visible à Bruxelles en faveur d'une dérégulation ?

Stéphane Horel. Oui. A travers le sujet des PE, j'essaie d’expliquer comment marche l’influence et comment on fait dérailler une décision publique, notamment en manipulant des données scientifiques. Mais plus largement, le principe de précaution est la bête noire de l’industrie. Le think tank European Risk Forum, qui regroupe une vingtaine d'entreprises du tabac, du pétrole, de la chimie et des pesticides, est en particulier très actif dans la campagne contre ce principe. En 2013, il lui a opposé le "principe d’innovation", sous entendant par là que le principe de précaution freine l'innovation alors que toutes les études montrent l’inverse. Le "principe d'innovation" a depuis été repris par le député Eric Woerth pour remplacer le principe de précaution dans la Constitution française...

C’est ce même think tank qui est à l’origine de la "better regulation", un programme en forme de slogan dont Jean-Claude Juncker a fait son principal axe politique. Ce "mieux réglementer", qui signifie en fait moins réglementer, a même son commissaire attitré, qui est aussi le premier vice-président de la Commission européenne, Frans Timmermans. European Risk Forum est par ailleurs à l’origine de l’intégration des études d’impact dans l’arsenal administratif européen. Des universitaires britanniques ont démontré comment il y est parvenu.  

 

Novethic. Au-delà des effets d’annonce, quelle est la réalité de la position de la France dans ce dossier ?

Stéphane Horel. La France a été inexistante pendant les discussions techniques au sein de la DG environnement. Puis, alors que le processus était totalement enlisé, Ségolène Royal a finalement tapé du poing sur la table en juin 2014 et obtenu la publication de la feuille de route concernant l'étude d’impact.

Propos recueillis par Magali Reinert
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