Publié le 02 février 2016
ENVIRONNEMENT
"La multiplication des accords de libre-échange est incompatible avec la lutte contre le changement climatique"
Alors que l’Accord de Paris fixe l'objectif d'une limitation du réchauffement climatique à + 2°C, des traités de libre-échange comme le TAFTA continuent à être négociés. Un paradoxe selon Thomas Porcher, économiste et professeur associé à la Paris School of Business (PSB) et Henri Landes, maître de conférences à Sciences Po Paris et fondateur de CliMates. Dans leur livre, "Le déni climatique" (1), ils dénoncent des négociations néfastes pour le climat mais aussi pour l’environnement et la société. Entretien.

Ahmed Zakaria / Anadolu Agency
Novethic. Avant la COP21, vous avez publié "Le déni climatique". Un déni de la part des dirigeants économiques et politiques. Aujourd’hui, un mois et demi après l’Accord de Paris, votre regard a-t-il changé ?
Henri Landes. Nous pensons que l’Accord de Paris est une étape pour en sortir, mais que nous sommes toujours dans le déni. Il ne suffit pas de signer un accord universel et contraignant sur le climat dans l’enceinte des négociations climatiques onusiennes. Il s’agit aussi d’intégrer la dimension climatique dans les instances de décision sur l’économie et la société au sens large. Cela est en train de se produire mais il faut tout de même une forte accélération du processus.
Il faut voir si, dans les prochains mois, les prochaines années, le signal de l’Accord de Paris permet réellement de verdir l’économie. Pour l’heure, des instances économiques et politiques prennent encore des décisions contraires à la lutte contre le changement climatique. C’est par exemple le cas des indicateurs économiques comme le fameux PIB, qui ne prend pas en compte les externalités environnementales au sens large (les conséquences négatives de la croissance sur l’environnement, NDLR), des subventions aux énergies fossiles, mais aussi de la signature des accords de libre-échange qui se multiplient dans le monde.
Le soufflé commence à retomber
Thomas Porcher. Il ne faut effectivement pas attendre les COP pour agir, mais plutôt agir pour porter les ambitions de ces COP un peu plus haut, au-delà du consensus mou qui a été acté. Face à l’urgence climatique, il faut maintenant que les États prennent le relais et rompent avec le business as usual.
Politiquement, l’Accord de Paris a été un grand moment, matérialisons-le en faisant les bons choix de politique économique et de politique globale, aux niveaux mondial, national et local, pour engager la transition énergétique ! Il ne faut pas que le soufflé retombe. Or c’est un peu ce qui est en train de se produire...
Novethic. Vous mettez le doigt sur une question dont on parle assez peu en France, mais qui fait davantage débat en Allemagne ou en Angleterre, comme l’ont montré les mobilisations citoyennes des dernières semaines : le hiatus entre les ambitions climatiques et la signature de traités de libre-échange comme le Traité transatlantique (TAFTA ou TIPP). En quoi ces accords nuisent-ils au climat ?
Thomas Porcher (2). Dans le TAFTA, comme dans bien d’autres traités de libre-échange, et même à l’OMC (l’Organisation Mondiale du Commerce), il n’y a tout simplement aucune clause ni même référence au climat. Or, l’Union européenne a défini une stratégie, baptisée "Global Europe : Competing in the world", qui a entraîné la signature d’accords de ce type avec une multitude de pays : la Colombie, la Corée du Sud ou le Canada. D’autres sont en cours avec l’Ukraine, le Conseil de coopération du Golfe ou le Mercosur. C’est aussi dans ce cadre-là qu’est négocié le TAFTA.
Qu’est-ce que cela signifie ? Tout simplement que nous allons échanger des biens, des énergies - et notamment des énergies fossiles très émettrices de gaz à effet de serre, comme les sables bitumineux ou les gaz de schiste - avec des partenaires situés à 10 000 km, quand les impératifs climatiques demandent de privilégier les circuits courts. Même si ce n’est pas si simple que cela, rien que le transport mondial de marchandises (maritime et aérien) est source de plus de 5 % des émissions de gaz à effet de serre...
Le cœur du moteur
Par ailleurs, il faut aussi bien comprendre que le commerce international biaise les responsabilités climatiques. Quand la Chine est l’atelier du monde, quand nous consommons les biens qu’elle fabrique, est-ce que nous pouvons la considérer comme seule responsable de ses importantes émissions de gaz à effet de serre ? Le sujet de ces "émissions consommées" ou "oubliées" commence à être mis sur la table par les ONG, mais il n’est pas encore vraiment intégré aux décisions qui sont prises.
Henri Landes. L’Accord de Paris devrait nous amener à réfléchir sur l’évolution des marchés - sur ce qu’il est nécessaire d’échanger, de libéraliser encore davantage, sur les secteurs à développer et ceux à faire décroître... Mais il est symptomatique de voir que le commerce international n’est pas mentionné dans l’accord : c’est un des éléments concrets qui manquent pour lutter efficacement contre le changement climatique.
Thomas Porcher. Nous n’avons pas touché au cœur du moteur...
Novethic. Pourrait-il être intégré ultérieurement ?
Henri Landes. Je ne pense pas. Il semble plus probable, dans un avenir proche, que l’on procède par un système de prix et de tarification carbone. Paradoxalement, parce que de plus en plus de pays, de collectivités ou d’entreprises en adoptent. Ce sera sans doute plus au commerce international de s’adapter à ces instruments économiques.
Novethic. L’Union européenne, qui a une position climatique plutôt ambitieuse, a d’ailleurs œuvré pour qu’il ne soit pas question de commerce international dans le traité. Schizophrénie ou manque de vision globale ?
Henri Landes. Les deux. Cela rappelle également la dichotomie qu’il peut y avoir entre les ambitions climatiques de l’Union et sa politique énergétique quasi inexistante. On sait aussi que Bruxelles est un carrefour de lobbies important. J’imagine qu’ils n’ont pas hésité à œuvrer sur le sujet.
J’ai une certaine incompréhension face à la position de l’Union européenne, qui, dans les négociations climatiques comme commerciales, notamment avec le TAFTA, se met dans une position de faiblesse face aux États-Unis. Cette faiblesse politique lui a fait céder à la culture américaine du libre-échange, que le pays ne s’applique pourtant pas à lui-même. C’est au cœur du problème climatique et environnemental.
Novethic. Mais le libre-échange ne peut-il pas non plus avoir des effets bénéfiques sur le climat ? Par exemple, la baisse des barrières tarifaires ne peut-elle pas profiter à la diffusion de technologies moins polluantes ?
Thomas Porcher. Si on parle de traités de libre-échange centrés sur les technologies vertes, si, bien sûr. Certains expliquent aussi que le TAFTA va profiter à tous, y compris aux entreprises de cleantech, puisque tous les types de produits sont concernés. Mais le traité ne va pas lever les brevets, donc cela en limite la portée.
Henri Landes. Nous ne disons pas que nous devons renoncer à tout traité de libre-échange. Si le but de ces traités devient un jour d’assurer un développement durable, en échangeant dans cette optique des biens, des services, de la technologie et des compétences, oui cela a du sens.
Mais nous n’en sommes pas là : si nous n’avons pas de réflexion sur ce qui est échangé et ce qu’on intègre dans ces traités, nous allons continuer à utiliser un outil de développement économique nuisible à l’environnement.
Henri Landes et Thomas Porcher (BH)
Novethic. Car les effets néfastes sont bien plus vastes que le climat, expliquez-vous. Et d’autres avec vous. C’est le cas du prix Nobel d’économie, Joseph E. Stiglitz, qui, dans une tribune, alerte sur certaines dispositions de ce type de traités, dont le TAFTA, qui affaibliraient considérablement la règlementation en matière de protection de la santé publique, de l’environnement ou de la sécurité...
Thomas Porcher. Le vrai problème de ce traité en effet n’est pas tant la levée des bannières douanières, car entre les États-Unis et l’Union européenne celles-ci sont déjà très faibles. Mais le TAFTA fait partie de cette nouvelle génération de traités qui vont au-delà de ces barrières, sur les normes alimentaires, environnementales par exemple. Cela peut nuire à plusieurs secteurs comme celui de l’agriculture.
Avec la mise en place de tribunaux arbitraux, il sera beaucoup plus facile pour des sociétés étrangères de se retourner contre la France suite à des règlementations qu’elles jugeraient nuisibles pour leur activité, comme l’interdiction de la fracture hydraulique pour les gaz de schiste.
Au-delà de ça, une coalition d’entreprises américaines et européennes ayant les mêmes intérêts aura encore davantage de poids sur un amenuisement des normes environnementales. Globalement, ce sont des traités qui ne prennent pas en compte le contexte du 21ème siècle ! Ils ne répondent pas aux grands défis que nous devons relever : chômage, inégalités et transition énergétique.
Le travail en silo doit être cassé
Henri Landes. Ce qui est incroyable c’est que l’on négocie en parallèle ce type de traité et un accord sur le climat ! Regardons aussi ce qui s’est passé à Nairobi, quelques semaines après la COP21. La déclaration qui est ressortie de cette réunion interministérielle de l’OMC ne mentionne à aucun moment l’Accord de Paris !
Ce travail en silo doit absolument être cassé. Si nous avons freiné la lutte contre le changement climatique, que les négociations climatiques ont stagné, ce n’est pas par manque de connaissances, de prises de conscience ou d’ambitions, c’est parce que dans les autres arènes de décision, on n’arrêtait pas de nier ou de repousser les enjeux climatiques... Et parfois ce sont les mêmes décideurs qui parlent de climat dans une enceinte et de seule croissance dans une autre !
Il faut arrêter d’inonder les négociations climatiques de personnalités économiques et intégrer des économistes qui ont une fibre climatique et environnementale dans les négociations commerciales. Il y a d’ailleurs de plus en plus d’économistes de très haut niveau, comme Stieglitz, qui prennent en compte la question environnementale et qui avertissent des dangers de ces traités.
L’économiste Jeffrey Sachs, s’est également prononcé contre le TAFTA/TIPP en expliquant notamment qu’il était impensable qu’il ignore les grands défis du développement durable que sont la dégradation de l’environnement et les inégalités croissantes.
En France, Thomas Piketty lance tout un programme de recherche sur les inégalités environnementales... Ces exemples doivent se multiplier.
Novethic. Les objectifs climatiques pourraient-il un jour devenir contraignants sur le commerce ?
Henri Landes. Disons que l’on commence à réfléchir autrement. Avant, il y avait plutôt une discussion sur la façon d’utiliser le commerce pour tirer vers une économie bas carbone. C’est important, mais c’est un seul des deux piliers. Il faut aussi règlementer en partie le commerce international. Et le fait que les objectifs climatiques pourraient devenir prescriptifs dans le commerce commence à infuser.
"L'histoire économique est jalonnée de contraintes"
Thomas Porcher. Il y a cette idée, chez beaucoup d’économistes, que la contrainte affaiblirait l’économie. Or l’histoire économique est jalonnée de contraintes, sociales et environnementales, par exemple sur le travail des enfants. La contrainte climatique ne serait pas la fin de l’économie mais une autre forme d’économie.
Aujourd’hui, l’unique voie que l’on nous présente est la libéralisation. Sur les énergies renouvelables par exemple, on nous dit que le marché seul va faire baisser les coûts et faire qu’elles vont s’imposer. C’est vrai et c’est ce que l’on commence à observer aujourd’hui. Mais la puissance publique peut accélérer les choses.
Prenons le cas du système énergétique français : on ne peut pas dire qu’il a été construit par la force du marché. Le gouvernement de l’époque a fait un choix assumé ; celui du nucléaire. Il faudrait faire la même chose sur les renouvelables.
Novethic. Dans votre livre, vous proposez de soumettre l’OMC et les traités de libre-échange aux objectifs du GIEC. Comment ?
Thomas Porcher. Il faudrait qu’il y ait des règles tout simplement. Nous avons dans l’Accord de Paris un objectif de limitation de la hausse de la température globale à 2°C (d’ici 2100, par rapport à l’ère pré-industrielle, NDLR). Il faudrait l’intégrer aux règles encadrant les échanges mondiaux, en établissant un cadre normatif sur les procédés et méthodes de production de biens échangés dans un double objectif, environnemental et social.
Pour éviter d’en faire un levier de protectionnisme et ne pas empêcher les pays en développement de participer aux échanges, cela suppose des transferts de technologies plus propres accompagnés de compensations financières, par le biais du Fonds vert pour le climat par exemple.