Publié le 22 décembre 2023
Les attaques répétées des rebelles yéménites Houthis sur les cargos qui traversent la Mer Rouge vers l’Europe ont conduit les principaux transporteurs mondiaux (CMA-CGM, Evergreen, ...) à changer de route pour ne plus emprunter le Canal de Suez. La "neutralisation" de ce passage se chiffre en milliards de dollars et montre l’extrême fragilité de l’organisation mondialisée de la production qui se grippe dès que le transport maritime s’enrhume pour des causes environnementales ou géopolitiques comme la guerre entre Israël et le Hamas. 

Le Canal de Suez est un point de passage important du commerce mondial. Il relie la Mer Rouge à la Méditerranée et voit passer une cinquantaine de cargos chargés de containers par jour, près de 20 000 par an. Depuis que les rebelles Houtis, qui soutiennent le Hamas, les ont transformés en cibles d’attaques, les principaux transporteurs mondiaux ont annoncé qu’ils n’emprunteraient plus cette route. CMA-CGM, le géant français, a dérouté certains de ses navires : "ceux qui naviguent actuellement vers et depuis les États-Unis, vers et depuis l'Europe du Nord et vers et depuis l'Asie ou le sous-continent indien pour qu’ils empruntent le Cap de Bonne Espérance, à la pointe sud de l'Afrique".
Ils doivent maintenant faire le tour du continent africain et prévoir 17 jours supplémentaires de voyage. CMA-CGM, qui publie des bulletins de situation réguliers, a aussi ordonné à "tous les autres porte-conteneurs présents dans la zone et devant passer par la mer Rouge de rejoindre des zones sûres et d'interrompre leur voyage jusqu'à nouvel ordre". La quasi-totalité des acteurs du transport maritime ont pris des décisions similaires, à l’image de MSC dont un des cargos a été visé par une attaque. Il a annoncé que ses navires n’emprunteraient plus le Canal de Suez "tant qu’il ne serait pas redevenu sûr".
En début de semaine, le taïwanais Evergeen a annoncé de son côté que face à "l’escalade de la situation de guerre ces derniers jours, il suspendait temporairement les importations et exportations de fret en provenance ou à destination d’Israël en raison de risques croissants et de considérations liées à la sécurité, avec effet immédiat, et ce jusqu’à nouvel ordre". En revanche, le numéro quatre mondial, le Chinois Cosco, n’a pas annoncé de suspension de ses transports maritimes.   

10% du commerce mondial


Les conséquences du gel, pour une durée indéterminée, de cette voie maritime par laquelle transite environ 10% du commerce mondial peuvent être importantes et de nature variée. Cela va du prix de l’essence, puisque le pétrole aura plus de difficultés à être acheminé des pays producteurs vers les pays consommateurs comme la France, aux retards de nombreuses livraisons dans des périodes d’achats plus intenses pour cause de fêtes ou de pièces indispensables à l’industrie européenne en flux tendu.
Le pays qui subit le plus directement les conséquences de cet arrêt du trafic est l’Égypte qui perçoit des droits de passage dans le Canal de Suez. Cela lui a rapporté sur la dernière année fiscale 8,6 milliards d’euros. Pour préserver sa rente, le président égyptien qui vient d’être réélu, veut agrandir le Canal de Suez. Il espère ainsi écarter un autre risque majeur de paralysie : l’impossibilité de traverser un passage prévu pour des bateaux de 240 000 tonnes de chargement et 20 mètres de profondeur maximum.
En 2021, l’Evergiven, appartenant à la compagnie Evergreen, s’y était enlisé à cause de son gigantisme, bloquant le passage pendant une dizaine de jours. Cela a représenté pour l’Égypte un manque à gagner de 12 à 15 millions de dollars par jour. Ce blocage avait alors déjà mis en exergue les fragilités du commerce mondial à travers sa dépendance au transport maritime. Il peut être pénalisé par des guerres et des tensions qui s’étendent à des régions entières et ont des impacts sur les mers qui deviennent beaucoup moins sûres, qu’elles soient Rouge ou Noire. 

Les grands risques ESG se concrétisent les uns après les autres


Ces crises mettent aussi en exergue l’extrême dépendance de l’économie européenne à la Chine d’où viennent 75% des marchandises qui transitent par le Canal de Suez. Dans les conteneurs, il peut y avoir à la fois des smartphones, des éléments de construction d’une voiture ou des pièces réservées à la construction d’éoliennes. "Ces cas sont révélateurs d’une vulnérabilité qui s’accroît et qui devrait alerter les entreprises dépendantes de chaînes logistiques complexes", alertait Thibault Laconde, fondateur de Callendar et spécialiste des risques climatiques auprès de Novethic.
Il évoquait cet été les risques climatiques qui asséchaient deux autres voies de navigation tout aussi importantes, celle du Canal de Panama et du Rhin, soulignant que "l’impact du changement climatique sur les supply chain est un vrai sujet" et qu'il faudrait avoir "une logique de stress-test sur tout le système logistique, des axes de transports vitaux aux grands sites de production". À l’heure où les grands risques ESG (Environnement, Social et Gouvernance) se concrétisent les uns après les autres, il semble urgent que les entreprises intègrent de nouvelles priorités dans leurs décisions stratégiques.
La seule réduction des coûts par l’externalisation dans des pays à bas coûts ne peut plus servir de boussole. Il faut pouvoir raisonner en coût global et en intégrant les factures environnementales et sociales du modèle dominant pris en étau entre les tensions croissantes géopolitiques et la dégradation inexorable de l’environnement. En principe, les nouvelles règlementations européennes - la CSRD sur les obligations de reporting via les scénarios de risque auxquels est confrontée l’entreprise, et le devoir de vigilance pour se prémunir contre ceux qui concernent sa chaine de sous-traitance - devraient aider.
Anne-Catherine Husson-Traore, directrice générale des publications de Novethic

Découvrir gratuitement l'univers Novethic
  • 2 newsletters hebdomadaires
  • Alertes quotidiennes
  • Etudes