“C’est la chronique d’un chaos annoncé qui revient à se tirer une balle dans le pied mais aussi dans les jambes, dans les bras, et dans le cerveau”. La députée écologiste Delphine Batho n’a pas mâché ses mots à l’Assemblée nationale le 9 avril peu avant le vote sur la réforme de la sûreté nucléaire. Vent debout contre la fusion de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) et l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), l’ancienne ministre de la Transition écologique sous François Hollande a dénoncé un projet de loi “dangereux” qui aura des conséquences “sur des générations”.
Malgré son plaidoyer, la fusion du gendarme du nucléaire avec l’expert technique du secteur a été définitivement adoptée dans la nuit du 9 avril par un ultime vote favorable du Sénat. Plus tôt dans la journée, le suspense avait été levé par l’adoption large des députés avec le soutien du camp présidentiel, de la droite et celui, cette fois, du Rassemblement national, qui s’y était opposé le mois dernier en première lecture. “Une étape majeure est franchie dans la relance du nucléaire”, s’est félicité dans un tweet le ministre de l’Industrie Roland Lescure après les votes. “Avec ce texte, nous permettons à nos talents de se concentrer sur les enjeux prioritaires de sûreté tout en conservant nos exigences en la matière”.
Le PJL relatif à l’organisation de la sûreté nucléaire est définitivement adopté ce soir par le Parlement.
Une étape majeure est franchie dans la relance du nucléaire.
Je remercie l’ensemble des parlementaires qui ont voté pour cette loi et ont contribué à son amélioration.
— Roland Lescure (@RolandLescure) April 9, 2024
“Nous sommes dévastés”
Au cœur du projet de loi, la création d’une Autorité de sûreté nucléaire et de radioprotection (ASNR) issue donc du rapprochement entre ASN et l’IRSN qui emploient respectivement 530 et 1740 agents. Si le gouvernement a souhaité cette réforme, c’est pour “fluidifier” le secteur en réduisant les délais d’expertise et d’autorisation d’installation, défend-il. “Il ne s’agit pas d’effacer l’ASN ou l’IRSN mais d’unifier leur savoir-faire”, a fait valoir, pendant les débats, le député Renaissance Anthony Brosse.
Des arguments qui n’ont pas convaincu les opposants au projet. “Nous sommes dévastés” ont écrit sur Twitter les salariés de l’IRSN opposés à la réforme. “L’Assemblée a décidé de faire disparaître l’IRSN ce soir”.
L’Assemblee a décidé de faire disparaître l’IRSN ce soir.
Nous sommes dévastés. pic.twitter.com/kymqBORN8L
— J’aime Mon IRSN (@JaimeMonIRSN) April 9, 2024
La fronde est telle qu’une intersyndicale d’ingénieurs du nucléaire s’est formée dénonçant un projet élaboré contre l’avis des salariés de l’IRSN et des agents de l’ASN. “Les démissions sont d’ores et déjà en hausse”, écrit l’intersyndicale dans une lettre ouverte adressée aux députés. “Le projet prétend accélérer les processus de prise de décision, il va au contraire les désorganiser profondément et durablement”, indiquent-ils.
Des craintes sur l’indépendance des experts
C’est surtout la possible perte d’indépendance et de transparence des experts qui est dénoncée. En février 2023, lors de son audition par l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, Jean-Christophe Niel, le directeur général de l’IRSN, prévenait : “Il me paraît incontournable dans le nouveau système à venir de maintenir une distinction très claire entre expertise et décision, y compris dans une même organisation, à l’instar de ce qui peut se faire aux États-Unis. La NRC, l’autorité nucléaire américaine, a ainsi des règles très strictes qui régissent les échanges entre les personnels chargés de l’expertise et les personnels chargés de la décision”.
Dans une tribune au Monde, l’ancien directeur de l’IRSN Jacques Repussard, pointait également l’érosion de la confiance des Français dans le nucléaire. “L’expertise de l’IRSN, qui n’est partie prenante ni des décisions de sûreté nucléaire ni des choix des exploitants nucléaires, est un moteur de confiance d’autant plus puissant que l’institut a appris à partager ses connaissances, à répondre à toutes les questions, à expliquer ses points de vue avec toutes les parties prenantes concernées”, indique-t-il.
Un amendement, censé être un garde-fou de cette perte d’indépendance, adopté en fin de navette parlementaire prévoit ainsi “pour chaque dossier” une distinction entre le personnel chargé de l’expertise et celui chargé d’une décision, l’un des points les plus discutés. Mais, déplore la députée socialiste Anna Pic, “un même agent pourrait intervenir en tant qu’expert sur un dossier une semaine, puis prendre la casquette de décisionnaire la semaine suivante sur un autre”. Et le sénateur Raphaël Daubet (Parti radical de gauche) de s’inquiéter : “Je n’ai jamais vu un expert capable de décider et je doute fort de la capacité d’un décideur à développer des expertises pointues”.
Cette fusion s’inscrit dans un contexte de “relance inédite du nucléaire”, selon les termes du gouvernement. Face à un parc nucléaire vieillissant, ce programme repose sur la construction notamment de six nouveaux réacteurs EPR2 par EDF en vue de mises en service dans la prochaine décennie, ainsi que le lancement d’études en vue de la réalisation d’au moins 13 GW nucléaires supplémentaires, correspondant à 8 EPR2.