Le projet de directive sur le devoir de vigilance européen, pièce maîtresse de la transformation durable des entreprises en Europe, est-il sur le point d’être enterré sous le poids des lobbies économiques et politiques ? On peut le craindre, aux vues des développements récents au sein des instances européennes sur le sujet.
Le 9 février dernier devait avoir lieu un vote crucial au Comité des Représentants Permanents de l’Union Euroéenne (UE) pour valider définitivement cette directive CSDDD (Corporate Sustainability Due Dilligence Directive) qui doit permettre de prévenir les risques sociaux, environnementaux et de gouvernance sur l’ensemble des chaines d’approvisionnement. L’étape devait être une formalité, puisque le texte avait déjà été validé en trilogue par le Parlement, le Conseil et la Commission. Pourtant, le vote a été décalé, et actuellement le texte semble presque enterré.
Pressions du FDP allemand, du gouvernement italien et des lobbies européens
Pourquoi ce revirement, alors que le texte devait être la pierre angulaire d’une vraie révolution juridique pour la durabilité des entreprises ? A la racine du problème, on trouve l’opposition d’une partie du secteur privé européen aux réglementations liées à la transition écologique et sociale en Europe. Le lobby économique allemand notamment, s’oppose depuis plusieurs semaines au projet de directive, qu’il considère comme un poids pour les entreprises allemandes marquées par la récession, et déjà affectées par une réglementation sur le devoir de vigilance en Allemagne. Le FDP (Freie Demokratische Partei), parti libéral-démocrate de la droite allemande, s’est fait le relais de cette fronde des entreprises allemandes. Et ce parti minoritaire de la coalition gouvernementale a ainsi poussé l’Allemagne à s’abstenir.
Comme l’ont révélé plusieurs médias européens spécialisés, le FDP a également lancé des tractations avec le gouvernement italien, pour pousser ce dernier à l’abstention, en échange d’une opposition à certaines dispositions du règlement européen sur les emballages (PPWR), qui était lui aussi critiqué par les milieux économiques italiens. De son côté, la France n’a pas non plus aidé à l’adoption du texte, en demandant, la veille du vote au Comité, une révision des dispositions sur la responsabilité juridique des entreprises en matière de devoir de vigilance, sous la pression du MEDEF.
En résumé : les représentants des intérêts des entreprises de plusieurs pays européens, et les partis de droite et d’extrême-droite de ces pays, ont usé de leur influence pour pousser leurs gouvernements respectifs à changer leur position sur le texte. Résultat, l’Italie et l’Allemagne, entre autres, ont annoncé s’abstenir. Or, pour être validé par le Comité des représentants permanents de l’UE, un texte doit obtenir la majorité qualifiée et être approuvé par au moins 15 Etats représentant plus de 65% de la population de l’Union… Ce qui est très difficile sans l’Allemagne et l’Italie, qui représentent à eux seuls 32% de la population de l’UE. Il semblait donc impossible d’obtenir un accord, ce qui a poussé la présidence belge de l’UE à décaler le vote, d’abord au 14 février, puis au 16, avant de le reporter sine die… Pour finalement le remettre à l’agenda du Comité des représentants pour le 28 février, sans certitude que les conditions d’un consensus soient réunies.
Un avenir en suspens
Une pétition, signée par près de 50 000 personnes, a d’ailleurs été lancée pour pousser Olaf Scholz, chancelier allemand, à changer la position de Berlin sur le sujet. “Olaf Sholz peut encore sortir “vainqueur” de cette histoire et surtout montrer que l’Allemagne est un partenaire fiable des négociations européennes” explique ainsi Clara Alibert, chargée de plaidoyer Acteurs Économiques chez CCFD-Terre Solidaire. Richard Gardiner, chargé des politiques publiques européennes à la World Benchmarking Alliance, est plus pessimiste : “au cours de mes 15 années de travail dans les affaires publiques européennes, je n’ai pas vu un tel revirement. Mais aujourd’hui, la situation semble bloquée, l’Allemagne ne semble pas vouloir bouger“. Du côté de l’Italie, un revirement pourrait intervenir dans les prochains jours. Les négociations sont en effet en cours autour du règlement PPWR, et si l’Italie obtient les concessions qu’elle demande sur ce texte, elle pourrait changer sa position sur la CSDDD. Est-ce probable ? Sans certitude. Richard Gardiner explique : “si je devais parier, je dirais que c’est 49% pour une validation de la CSDDD, 51% contre“.
Mêmes craintes du côté des députés européens. Marie Toussaint, députée Europe Ecologie Les Verts analyse : “le texte semble compromis, et ce n’est pas surprenant vu tous les reculs qu’on connaît sur les réglementations sociales et environnementales européennes aujourd’hui. C’est une très mauvaise nouvelle, d’autant que c’est l’un des seuls textes qui portait sur les transformations profondes de l’économie et pas seulement des normes. Il avait déjà été très affaibli en trilogue, c’est un nouveau coup dur.” Manon Aubry, députée européenne au sein du groupe de la Gauche / La France Insoumise, partage cette inquiétude : “Actuellement, on a des Etats apprentis sorciers et des oppositions stériles qui bloquent le texte pour assurer les intérêts de certains lobbies… Il faudrait une mobilisation générale si on veut sauver la seule directive dans le Green Deal qui protège vraiment contre les atteintes aux droits sociaux et environnementaux par les multinationales dans la mondialisation dérégulée.” Malgré des réticences sur la directive, Axel Voss, député de droite de la CDU (Union Chrétienne Démocrate) allemande, critique le blocage actuel et affirme dans un communiqué : “C’est particulièrement dommageable pour les entreprises allemandes. […] Les autres états membres vont développer leurs propres lois, et en se fragmentant ainsi, l’Europe se tire une balle dans le pied“.
En Europe, de nombreuses parties prenantes se mobilisent pour soutenir le texte : des tribunes de soutien ont été publiées dans Le Monde et dans Libération. La coalition d’entreprises européennes Business for a Better Tomorrow, représentant plus de 100 000 entreprises sur le continent, a publié un communiqué appelant à soutenir le texte. “Saper le compromis autour de la directive sur le devoir de vigilance serait une erreur stratégique pour l’économie européenne, qui créerait une grande incertitude pour les entreprises“, explique ainsi le collectif. Même des grandes multinationales de l’alimentaire, dont Ferrero et Mondelez, ont appelé à finaliser le texte. Mais la fenêtre d’opportunité pour une validation de la CSDDD se referme rapidement. Pour espérer un vote final au Parlement avant les élections, lors de la dernière session plénière du 25-27 avril, le texte devra d’abord passer par la Commission des Affaires Juridiques d’ici début mars… Pour cela, tout indique que les gouvernements devront trouver un accord au Comité des représentants permanents d’ici le vote du 28 février, ou au pire le 1er mars, dernier délai, selon Richard Gardiner. Quelques jours donc, c’est le temps qu’il reste pour sauver le devoir de vigilance européen, qu’il a fallu des années pour construire.