Dans "Sorry we missed you" (en référence au petit mot laissé par les coursiers quand ils ne parviennent pas à livrer un colis), on suit le destin de Ricky (Kris Hitchen), père de famille de la banlieue ouvrière de Newcastle, au nord-est de l’Angleterre. Après la faillite de son entreprise pendant la crise des subprimes, le quadragénaire, qui a enchaîné les petits boulots, rêve de devenir son propre patron et ainsi offrir un pavillon à sa famille. Sur les conseils d’un ami, il devient chauffeur-livreur à son compte.
"Ceci n’est pas un entretien d’embauche car tu ne travailles pas pour nous mais avec nous. Ici, il n’y a pas de salaires, ni de contrat de travail. Tu ne pointes pas mais tu te rends disponible pour nous. Tu es maître de ton destin, c’est ton choix." Le message du chef du dépôt, qui va devenir son bourreau, semble ouvrir la voie de la liberté.
Cynisme
Mais la réalité est toute autre et très vite le personnage entame sa descente aux enfers. Bouchons, stationnements interdits, adresses introuvables, ascenseurs en panne, clients exécrables, pauses inexistantes, le quotidien de Ricky et de ces milliers de chauffeurs-livreurs nous coupe quelque peu le souffle. Du matin au soir, les mains rivées sur son volant, les yeux fixés sur son boîtier de géolocalisation, il livre des colis à une cadence infernale. Exténué, il creuse un fossé de plus en plus profond avec ses enfants et sa femme qu’ils ne voient quasiment plus.
Quand il tente de prendre quelques jours pour s’occuper de son fils, exclu du lycée, le chef du dépôt menace de lui infliger une amende de 100 livres. Quand il se fait agresser pendant sa tournée et braquer son camion, son "employeur" lui dresse avec cynisme les montants à rembourser : 500 livres pour les deux passeports volés et 1 000 livres pour le remplacement du boîtier de géolocalisation cassé. Endetté et désespéré, Ricky s’entête. Son obsession : livrer ses colis en temps et en heure, au risque de sacrifier sa vie et sa famille. "Plus on travaille et plus on s’enfonce" prévient sa femme.
Couverture maladie pour les livreurs Deliveroo
La fiction rejoint la réalité. En France, des livreurs Deliveroo ont entamé début août une grève pour dénoncer la nouvelle grille tarifaire de la plateforme et plus globalement leurs conditions de travail. En réaction, la plateforme de livraison de repas vient d’annoncer la mise en place d’une assurance maladie complémentaire des indemnités journalières de la Sécurité sociale. Les livreurs recevront jusqu’à 30 euros par jour jusqu’à 15 jours d’absence.
"C’est un effet d’annonce, comme lorsque Deliveroo avait mis en place une assurance accident en 2017", a réagi Jérôme Pimot, co-fondateur du collectif de livreurs parisiens Clap. "Ils proposent des assurances privées pleines d’astérisques et de petits caractères alors que nous revendiquons un statut de salariés autonomes, avec de vrais droits sociaux", dit-il.
Deliveroo a été condamnée cette année aux Pays-Bas à requalifier les contrats de 2 000 livreurs, et en Espagne pour ne pas avoir déclaré 500 livreurs à Madrid, présentés comme indépendants, évitant ainsi de payer 1,2 million d’euros de cotisations sociales. En France, plusieurs actions en justice tentent aussi d’obtenir la requalification des contrats.
Concepcion Alvarez @conce1
Publié le 31 octobre 2019
L’ubérisation du travail est plus que jamais au cœur de l’actualité, allant même jusqu’à intéresser le cinéma et l’un de ses plus prolifiques réalisateurs. Le dernier film de Ken Loach, "Sorry we missed you", sorti le 23 octobre, vient relancer le débat sur les conditions de travail de ces milliers de livreurs, chauffeurs, coursiers, soi-disant libres mais en réalité tellement subordonnés à des algorithmes, comme l’étaient leurs ancêtres aux machines.
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