Le 22 mai 2019, il y a cinq ans, était promulguée l’ambitieuse loi Pacte avec un double objectif aux accents d’oxymore : lever les obstacles à la croissance des entreprises et mieux prendre en considération les enjeux sociaux et environnementaux. Car si d’après les promoteurs de la loi, le volontarisme entrepreneurial devait permettre de dépasser cet antagonisme, sur le terrain, les résistances étaient nombreuses à l’idée de repenser le projet d’entreprise en intégrant des “enjeux environnementaux”. Car “la fin du monde”, dans les priorités du chef d’entreprise, peut aussi être reléguée après “la fin du mois”. Comment pourrait-il en être autrement ?
Deux ans après son vote, le rapport Rocher remis à Bruno Le Maire constatait déjà le faible succès de la loi Pacte sur son volet “responsabilité environnementale”, tout en reconnaissant que : “Si le monde économique détient une responsabilité majeure dans les dégradations écologiques, il peut également jouer un rôle clé dans les solutions à apporter pour réorienter l’économie vers la conservation de la nature.” La formule avait quand même de quoi surprendre et actait déjà le décès d’un dispositif qui pourtant, d’après le ministre de l’Économie, devait permettre de dépasser une “vision de l’entreprise datée” pour en “redéfinir la place dans notre économie”.
Coupable mais pas responsable
Car ce que dit finalement ce rapport, c’est qu’il existerait d’un côté la responsabilité incontestable du milieu économique dans les dérèglements climatiques et les atteintes à la biodiversité sans que, de l’autre côté, ce même monde économique ne soit obligé de réparer les dégâts causés. Loin du principe général de la responsabilité civile et très loin du principe pollueur payeur, les entreprises auraient le choix : non pour réparer d’ailleurs, mais pour envisager des solutions pour l’avenir, leur laissant la liberté des moyens et des objectifs à atteindre.
Pourtant, sur son volet environnemental, la loi Pacte pouvait s’enorgueillir d’avoir été la première à franchir le Rubicon en dépoussiérant le code civil. Grâce à la loi pacte, une société continue à être gérée dans son intérêt social mais “en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux.” La formule était séduisante. Dans les associations écologistes, l’idée de voir les sociétés élargir leur périmètre de réflexion, en intégrant les externalités, aux stades de la recherche, du développement, de l’investissement et de l’organisation du travail, était plus qu’un changement de paradigme. C’était une petite révolution.
On pense immédiatement aux secteurs des énergéticiens, des compagnies pétrolières, de l’industrie chimique, des industries extractives, mais bien au-delà aussi. Le secteur de la confection, les industries lourdes de la métallurgie, de la sidérurgie et de la distribution jusqu’aux services. L’idée que, même si ses statuts ne le prévoyaient pas, le chef d’entreprise serait tenu légalement à “dépasser sa sphère sociétale” était presque contre nature, notamment au sein d’un marché concurrentiel où, à travers le prix, se cache la logique du coût.
En règle générale, un coût bas n’est pas compatible avec un standard environnemental et social élevé. Une entreprise de BTP qui ne recycle pas ses matériaux, sera forcément moins chère que celle qui s’engage dans le recyclage. Sur le papier donc, la loi Pacte était d’autant plus téméraire, que déjà, même avant la crise du Covid, beaucoup s’inquiétaient de l’accélération de la désindustrialisation en France et critiquaient l’excès de règlementation.
Désamorcer avant d’annoncer : une loi d’emblée vidée de toute portée juridique
En droit, le diable est toujours dans le détail, chaque mot doit être pesé. Dès l’adoption de la loi Pacte, des doutes pesaient déjà sur la portée du texte. En effet, dès sa promulgation, cette loi de 2019 a inscrit discrètement un article dans le code civil qui interdisait d’emblée tout recours juridique contre les entreprises qui ne la respecteraient pas : “La nullité des actes ou délibérations des organes de la société ne peut résulter que de la violation d’une disposition impérative du présent titre, à l’exception de la loi Pacte.” Ainsi, prendre en considération les enjeux environnementaux, ce n’était pas obliger à les atteindre.
A la question “la loi Pacte ouvre-t-elle à des consommateurs, des citoyens ou même des salariés de recours juridique contre l’entreprise qui malmènerait l’environnement ?”, la réponse est clairement non. D’ailleurs, à ce jour, il n’y en a pas. Le fabriquant de meubles construits avec du bois de forêt primaire, à l’instar du distributeur de poissons issus de la pêche industrielle, n’a pas plus de responsabilité juridique aujourd’hui qu’il n’en avait hier.
Pour les moins critiques, la loi Pacte a eu le mérite de créer une obligation de réflexion et de délibération sur les enjeux environnementaux. Cette phase préalable peut, il est vrai, préfigurer celle de la transition. Mais en économie, si les contraintes techniques, juridiques, financières et fiscales, sont, par nature, intégrées dans le champ décisionnel, il n’en est pas de même lorsque les dirigeants sont simplement invités à réfléchir. Et c’est assez logique.
En fait, le véritable risque a surtout été identifié vis-à-vis des actionnaires. Notamment ceux qui, moins attachés à la perception du dividende qu’à la réalisation du projet d’entreprise, auraient pu utiliser la loi Pacte comme véhicule juridique, notamment pour demander l’annulation des décisions qui seraient justement adoptées “sans prise en compte des enjeux sociaux et environnementaux.”
Peu l’on remarqué et encore moins commenté mais la loi Pacte s’est d’elle-même déjudiciarisée. Car dans son texte, elle a prévu un véritable collier d’immunité puisqu’elle interdit toute annulation d’une décision du chef d’entreprise ou de l’assemblée générale qui serait contraire à l’objet social et environnemental. La loi Pacte a donc interdit d’attaquer ce qu’elle est censée protéger … ce qui est inédit en droit Français.
Tout ça pour ça !
Cinq ans après son vote, il est donc plus facile de mesurer ses effets boomerang. Présentée comme un progrès dans l’intégration des contingences environnementales dans la logique d’entreprise, la loi Pacte a, dans l’opinion publique, diffusé un message qui a été bien accueilli et qui a même rassuré. Mais en réalité, rares sont les actionnaires qui demandent un alignement de la politique sociétale sur des enjeux sociaux ou environnementaux. Ce d’autant plus dans un climat des affaires perturbé et où les incertitudes politiques et géostratégiques relèguent la planète, le climat et la nature au second plan.
Illustration d’un énième backlash, retour en arrière, la loi Pacte incarne malheureusement, ce qui inquiète dans les milieux écologistes et environnementalistes. C’est notre incapacité, désormais en conscience, d’être à la hauteur des enjeux et surtout, d’assumer de ne pas l’être. En cinq ans, il n’y a pas eu d’effet d’entrainement, de chaine de vertus comme en témoigne aussi l’échec des sociétés à mission qui ont, elles, intégré des objectifs dans leurs statuts. Depuis début 2021, seulement cinq entreprises d’Euronext Paris (Frey, Obiz, Réalités, Voltalia et Vranken-Pommery) sont devenues à mission. De son côté, Danone est la seule société cotée du CAC40 à avoir adopté, en juin 2020, ce statut. La croissance peut-elle épouser l’environnement, contre son gré ? Statistiquement, les mariages forcés finissent mal…en général.