Publié le 28 janvier 2016
GOUVERNANCE D'ENTREPRISE
Optimisation fiscale : la métamorphose de Jean-Claude Juncker
Haro sur l’optimisation fiscale. Depuis que Jean-Claude Juncker en a pris les commandes, la Commission européenne traque les accords qui permettent aux multinationales de réduire à la portion congrue leur imposition. Fiat et Starbuck ont été les premiers condamnés. Amazon, Apple et McDonald's sont dans la ligne de mire. Pourtant, comme l’a révélé le scandale LuxLeaks, l’ancien Premier ministre du Luxembourg a, pendant des années, accueilli à bras ouverts les multinationales championnes de ces pratiques fiscales controversées : Pepsi, Ikea... Sincère ou forcée, la mue de Jean-Claude Juncker révèle un changement d‘époque.

Panagiotis Tzamaros / AFP
Nouvelle offensive de Bruxelles contre l’optimisation fiscale des entreprises. Pierre Moscovici, le commissaire européen chargé des affaires économiques et de la fiscalité, dévoile aujourd’hui un ensemble de mesures destinées à contrecarrer les jongleries fiscales des multinationales qui se glissent dans les failles de la réglementation. L’objectif : taxer les profits là où ils sont réalisés.
Basé sur les propositions BEPS ("Base Erosion and Profit Shifting" - érosion de la base fiscale et transfert des bénéfices) de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), le paquet s’attaque aux nombreuses méthodes utilisées par les entreprises pour transférer les profits d’une filiale à une autre et diminuer ainsi artificiellement leur imposition. Il prévoit par exemple de limiter la déductibilité des intérêts ou encore d’encadrer les niches liées aux brevets ("patent boxes").
Contrairement à celles de l’OCDE, ces dispositions seront contraignantes dans l’UE.
L’autre mesure phare est destinée à réviser la directive sur la coopération administrative pour contraindre les multinationales réalisant au moins 750 millions d’euros de chiffre d’affaires à détailler leurs activités (revenus, bénéfices, nombre d’employés, charge fiscale…) pays par pays et obliger les administrations fiscales à partager ces informations.
"Le braconnier est devenu garde-chasse"
Cette réforme vient compléter la traque au cas par cas des arrangements fiscaux (tax rulings ou rescrits fiscaux) entre multinationales et autorités nationales engagée par la commissaire européenne à la concurrence Margrethe Vestager. Les deux premières condamnations ont été prononcées le 21 octobre dernier. Le groupe automobile italien Fiat et le géant américain du café Starbuck ont été sommés de rembourser entre 20 et 30 millions d’euros d’avantages fiscaux illégaux, octroyés par le Luxembourg et les Pays-Bas. Pour la première fois, Bruxelles a jugé que ces accords très avantageux étaient des aides d’État déguisées.
Les enquêtes se poursuivent à l’encontre d’Amazon, Apple et McDonald's.
Depuis son arrivée à la tête de la Commission européenne le 1er novembre 2014, le chrétien-démocrate Jean-Claude Juncker a fait de l’optimisation fiscale sa croisade. "Le braconnier est devenu garde-chasse", s’amuse l’eurodéputé français LR Alain Lamassoure. "Mais on ne va pas lui reprocher de passer du vice à la vertu", ajoute-t-il. Ce n’est un secret pour personne, le président de la Commission a été le ministre des Finances, puis le Premier ministre pendant plus de vingt ans du Luxembourg, paradis des établissements financiers et des multinationales pour son secret bancaire et sa fiscalité attrayante.
Contrer la commission d’enquête sur le LuxLeaks
"Dès qu’il a été le candidat du Parti populaire européen (PPE - droite) pour la présidence de la Commission, ses adversaires l’ont attaqué sur le modèle économique du Luxembourg. Juncker est un animal politique habile, il s’est tout de suite engagé à faire de la lutte contre l’optimisation fiscale une priorité de son mandat", raconte un membre de cabinet de la Commission. Seulement, 10 jours après sa prise de fonction, le LuxLeaks éclate, mettant au jour l’ampleur de l’optimisation fiscale pratiquée par le Luxembourg du temps où Juncker dirigeait le pays. "Juncker a compris qu’il n’avait pas le choix, qu’il allait devoir laver plus blanc que blanc", ajoute le membre de cabinet de la Commission.
Comme la meilleure défense reste l’attaque, il annonce devant les eurodéputés, sans même prévenir son commissaire en charge du dossier, que Bruxelles fera une proposition dès le printemps pour rendre obligatoire l’échange automatique d’informations entre administrations sur les décisions fiscales anticipées ("tax rulings").
En coulisses, le président la Commission parvient à contrer la commission d’enquête que ses adversaires politiques veulent mettre en place au Parlement européen. Ce sera finalement une commission spéciale sur les rescrits fiscaux, présidée par le conservateur français Alain Lamassoure, qui verra le jour. Jean-Claude Juncker est auditionné mais accompagné de son commissaire chargé de la fiscalité Pierre Moscovici. Les eurodéputés voulaient l’entendre sur le Luxembourg, il vient leur parler de son agenda fiscal à la Commission.
"On ne peut pas lui reprocher d’avoir défendu les intérêts de son pays, estime Alain Lamassoure. Juncker n’a rien fait d’illégal à l’époque. Que des petits pays comme les Pays-Bas, le Luxembourg ou la Belgique fassent la course à celui qui attirerait le plus de multinationales, ça ne choquait personne et tout le monde fermait les yeux. La Commission n’a lancé aucune procédure pendant cette période".
Mais la crise économique et financière a changé la donne. Les finances publiques sont à sec et les États réalisent que l’optimisation fiscale à laquelle se livrent les multinationales est synonyme de rentrées fiscales en moins. Les taux d’imposition ridicules d’Amazon ou d’Apple restent en travers de la gorge de beaucoup de citoyens qui ont le sentiment que les mesures d’austérité sont injustement partagées.
"Juncker doit encore faire ses preuves"
La commission spéciale du Parlement européen vient d’être reconduite pour six mois. L’objectif est clair : continuer à mettre la pression sur la Commission et les États membres. "Juncker doit encore faire ses preuves", estime le président du groupe Verts au Parlement européen Philippe Lamberts. Comme il le souligne, à part McDonald's, ce n’est pas la Commission Juncker qui a ouvert les enquêtes sur les arrangements fiscaux entre Etats membres et multinationales, mais son prédécesseur, José Manuel Barroso.
Quant aux réformes structurelles, le président des eurodéputés écologistes trouve que la Commission "traîne des pieds" sur la transparence du "reporting pays par pays". La mesure proposée par la Commission ne doit toujours pas permettre une publicité des informations données par les multinationales, alors même qu'une large majorité des eurodéputés est aujourd'hui convaincue de la pertinence de cette transparence. Pour l'instant, l'UE se contente seulement d'une étude d’impact.
Les mesures dévoilées aujourd'hui devraient donner lieu à une proposition législative en mars. L’heure de vérité approche.