Publié le 23 décembre 2015

ENVIRONNEMENT

Pierre Rabhi : "le déclic pourrait venir d’une crise alimentaire"

Cela fait plusieurs dizaines d’années qu’il répète la même antienne. Mais ce n’est que depuis peu que Pierre Rabhi suscite enfin l’intérêt. Conférences dans la France entière, ouvrages devenant des best-sellers, interviews à la pelle… Né dans une oasis au sud de l’Algérie avant de s’installer en France, le paysan et philosophe de 77 ans inspire au-delà du cercle des initiés et attire autour de lui de nombreuses personnalités, notamment du monde de l’entreprise. Pionnier de l’agroécologie, il défend le principe d’une vie sobre et frugale, plus respectueuse de l’homme et de la terre. Rencontre.

Pierre Rabhi, paysan et philophe de 77 ans.
Guillaume Atger

Novethic. Vous étiez très critique à l’égard de la COP21, la conférence onusienne sur le climat. Elle s’est conclue par un accord entre 195 pays, qualifié d’ "historique et d’ambitieux". Est-ce que vous êtes revenu sur votre position ?  

Pierre Rabhi. Pas du tout. Je ne suis pas pour ces grand-messes où l’on traite la question de l’écologie de façon subsidiaire, en la mettant à l’agenda pendant deux semaines, alors que c’est le fondement même de la vie. Cela ne rime à rien tant que l’humanité n’aura pas compris que l’écologie est son avenir. Le danger c’est que l’on fait croire aux citoyens que l’on agit pour la planète alors qu’en réalité, nous continuons à épuiser partout ses ressources. Nous entretenons là une immense illusion. Je dis toujours que s’il y a des extra-terrestres quelque part qui nous regardent, ils doivent se dire que l’homme est tout sauf intelligent. Je trouve que la formule de l’écrivain Alain Fournier "nous ne savons pas où nous allons mais nous y allons" est des plus actuelles. Ce qu’il faut, c’est prendre les choses à bras le corps et prendre des décisions radicales.  

 

Novethic. Comment justement faire bouger les lignes ?  

Pierre Rabhi. Le premier maillon de l’action est déjà de prendre conscience de notre inconscience. Nous sommes installés dans ce qui est proposé comme une vérité mais qui détruit la vie. Nous avons besoin de la nature mais la nature n’a pas besoin de nous. Une fois que nous aurons compris cela, nous pourrons sortir de notre inconscience.

Croire qu’il peut y avoir un changement de la société sans qu’il y ait un changement humain est irréaliste. On ne peut pas d’un côté manger bio et de l’autre exploiter son prochain. On ne peut pas se défausser. Si je veux que le monde change, je dois changer pour être dans la cohérence. Le système éducatif par exemple doit inciter les enfants à la coopération. La subordination des femmes, qui est une anomalie terrible, doit cesser. Tant que tout cela ne sera pas mis en place, je ne vois pas comment il peut y avoir un réel changement.  

 

"L’être humain peut parfaitement se nourrir sans dégrader la nature"

 

Novethic. Pour changer de paradigme, vous prônez notamment l’agroécologie, que vous pratiquez depuis plus de 40 ans dans votre ferme. Le concept est de plus en plus usité et est même à l’origine de la loi d’avenir pour l’agriculture, l’alimentation et la forêt, adoptée en 2014. Est-ce une bonne chose ? 

Pierre Rabhi. Je crois qu’il y a beaucoup trop de théories dans ce monde et pas assez d’actions. La question de la famine dans le monde n’est pas réglée avec un enfant qui meurt de faim toutes les sept secondes. Quand j’étais ouvrier agricole, j’ai vécu de près l’impact des pesticides sur la santé et sur l’environnement. J’ai vu des collègues mourir, intoxiqués. C’est pourquoi je défends le modèle de l’agriculture écologique.

L’être humain peut parfaitement se nourrir sans dégrader la nature et même en l’améliorant, c’est ce que je fais dans ma ferme. Mais l’agriculture écologique ce n’est pas seulement une technique, c’est une philosophie, une déontologie. Elle s’accompagne forcément d’un changement humain.

Nous ne pouvons pas rester dans le processus "me nourrir en détruisant". Nous ne sommes pas sur cette terre pour servir un système injuste et inégalitaire. Un système où une minorité insatiable ruine et affame le reste. Dissiper les ressources, polluer les océans, détruire les forêts, tout cela rentre dans l’idée de croissance économique. On ne regarde que le résultat comptable sans prendre en compte les conséquences de cette économie. Nous sommes à côté de la plaque, dans l’obscurité la plus totale.  

 

Novethic. Vous dites que le déclic pourrait venir d’une crise alimentaire…  

Pierre Rabhi. Une crise alimentaire pourrait en effet permettre de remettre les pendules à l’heure et de se rendre compte de ce qui est vraiment essentiel. Nous croyons être dans la certitude. Mais l’organisation même de la production de nourriture, la monoculture extensive, la standardisation font que le moindre grain de sable dans la machine  - sécheresses, virus, pluies extrêmes…- peut créer une pénurie de très grande ampleur, qui affectera en priorité les villes.

J’assiste avec beaucoup de tristesse à l’extinction du monde paysan. Près de chez moi, il n’y a plus aucune ferme, les agriculteurs ont disparu d’années en années, laissant leur place à des industriels de la terre. Ce n’est pas pour rien qu’ils sont devenus la catégorie professionnelle qui se suicide le plus. Ils nourrissent les banques, les marchands d’engrais, les supermarchés tandis qu’eux n’ont cessé de s’appauvrir. 

Je pense qu’il faut revenir à des petites ou moyennes structures, de la polyculture, de l’élevage, tout cela à taille humaine. Ce serait plus rassurant, notamment dans le contexte de changement climatique que nous connaissons et avec les conséquences qu’il va avoir sur la production agricole.  

 

"La société vit dans une immense détresse"

 

Novethic. Aujourd’hui, nous assistons à un foisonnement d’initiatives locales, de solutions citoyennes. Est-ce que nous sommes en train d’opérer ce changement ?  

Pierre Rabhi. Le fait que le modèle de société soit en faillite crée une insécurité. Et c’est cette insécurité qui amène à se demander s’il n’y a pas d’autres voies, d’autres chemins. Nous sommes effectivement en phase de transition, mais on ne sait pas bien vers quoi. Soit l’humanité s’élève et donne une bonne orientation à son histoire, soit elle reste prisonnière dans cette mentalité archaïque et ça ira alors de plus en plus mal. En résumé, s’il y a des initiatives qui essaient de construire un nouveau modèle, il perdure un système qui lui ne cesse de détruire. Donc je suis un peu dans ce dilemme : ni pessimiste, ni optimiste.

Ce qui est sûr c’est que la société vit dans une immense détresse – il n’y a qu’à voir la consommation exponentielle d’anxiolytiques – et en tant qu’humaniste, je refuse cette situation. Quelque chose me pousse à ne jamais baisser les bras, à ne jamais renoncer. C’est la raison pour laquelle nous avons lancé le mouvement des Colibris (1) et nous appelons chacun à ne pas se lamenter mais à faire sa part, tout comme le petit oiseau qui tente d’éteindre l’immense incendie. Mon vœu le plus profond est que l’humain soit heureux, qu’il soit dans la légèreté, dans cette sensation supérieure à toutes les autres qui est la joie, le bonheur d’exister. Tout le monde court après ça. Mais on court très mal.  

 

"Nous voulons sortir de la marginalité"

 

Novethic. Pour parvenir à ce bonheur, vous défendez aussi l’idée d’une sobriété heureuse. Est-ce que vous l’avez atteinte en vous installant définitivement en Ardèche comme paysan ?  

Pierre Rabhi. Avoir ma ferme en Ardèche était pour moi une évidence et une protestation. Lorsque l’on m’a proposé de troquer toute mon existence contre un salaire, j’ai dit non parce que je considérais que ma vie valait plus qu’un salaire. Je n’avais pas envie d’avoir cette laisse. Par le retour à la terre, j’ai trouvé un moyen d’être en cohérence avec moi-même mais aussi de protester pacifiquement et de montrer qu’autre chose était possible, de matérialiser l’alternative. C’est pourquoi je dis toujours que je suis un homme d’action, et que mes mots ne sont pas que de belles paroles.

L’idéologie dominante prône que c’est avec la modernité que l’être humain va être libéré. Mais au lieu de ça, il est incarcéré à vie dans ce système. De la maternelle à l’université, il est enfermé, les jeunes appelant ça le bahut. Puis, ils vont travailler dans des boîtes, auxquelles ils se rendent en caisse. Et le week-end, ils vont encore s’amuser en boîte. Il y a même la boîte où on met les vieux quand on les a bien usés avant qu’ils rejoignent une autre boîte, définitive celle-là.  

 

Novethic. Outre le mouvement des Colibris que vous avez initié, vous avez fondé le mouvement Terre et Humanisme pour la transmission de l’éthique et de la pratique agroécologique en France mais aussi au Niger, au Mali ou au Maroc. Quelles sont vos ambitions ?  

Pierre Rabhi. Notre objectif, avec les différentes initiatives que nous mettons en place en France mais aussi en Afrique, ce n’est pas d’être seulement ceux qui rafistolent le système. Nous voulons sortir de la marginalité pour entrer au cœur de la problématique sociale. Une problématique qui est éminemment politique. Nous voulons démontrer qu’il n’est pas possible de garder un modèle comme celui que nous connaissons puisqu’il ne satisfait pas, qu’il dégrade la nature et crée des inégalités et de la misère.    

 

(1) Un jour, dit la légende, il y eut un immense incendie de forêt. Tous les animaux terrifiés et atterrés observaient, impuissants, le désastre. Seul le petit colibri s'active, allant chercher quelques gouttes d'eau dans son bec pour les jeter sur le feu. Au bout d'un moment, le tatou, agacé par ses agissements dérisoires, lui dit : "Colibri ! Tu n'es pas fou ? Tu crois que c'est avec ces gouttes d'eau que tu vas éteindre le feu ?" "Je le sais, répond le colibri, mais je fais ma part".  

 

 

Ses derniers ouvrages :

L'agroécologie, une éthique de vie, Entretien avec Jacques Caplat, éd. Actes Sud, Arles, 2015, 64 pages.

La puissance de la modération, éd. Hozhoni, 2015, 128 pages.  

Propos recueillis par Concepcion Alvarez
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