Publié le 07 avril 2016

ÉNERGIE

Exxon a-t-il menti à ses actionnaires ?

Une investigation, d'une ampleur inédite, est désormais en cours aux Etats-Unis. "Les entreprises qui trompent les investisseurs et les consommateurs à propos des dangers du changement climatique doivent rendre des comptes", a prévenu la procureure générale du Massachusetts. Laissant entendre au passage que d'autres géants des industries fossiles pourraient être poursuivis...

Station Exxon photographiée de nuit en Virginie (USA) en 2008.
Karen Belier / AFP

Dans quelques années, on se souviendra du 29 mars 2016 comme d'un "vrai tournant" dans l'Histoire. C'est en tout cas l'analyse livrée par Al Gore, ancien vice-président américain et prix Nobel de la paix, alors qu'il était l'invité d'honneur d'une conférence de presse inédite : une coalition de 17 procureurs généraux américains annonçant qu'ils allaient désormais enquêter ensemble sur les mensonges présumés du pétrolier Exxon à propos du changement climatique.

 

La responsabilité fiduciaire au cœur des investigations

 

Alors que l'Etat de New-York et celui de Californie ont été les premiers à lancer des procédures il y a quelques mois déjà, il s'agit désormais de ne pas doublonner les investigations. La méthode est simple : "Nous allons essayer de travailler de façon collaborative et agressive", a détaillé le procureur général de l'Etat de New-York.

Et l'objectif est très clair : "Les entreprises qui trompent les investisseurs et les consommateurs à propos des dangers du changement climatique devraient rendre des comptes, doivent rendre des comptes", a prévenu son homologue du Massachusetts, Maura Healey. Une déclaration de guerre qui résume bien la nouvelle stratégie de la justice américaine. Il s'agit d’enquêter sur les tromperies présumées auprès du grand public mais aussi et surtout d'insister sur la responsabilité fiduciaire du pétrolier.

Un plan d'action qui présente deux avantages : élargir la palette d'infractions pour laquelle Exxon pourrait être condamné et envisager d'autres modalités de sanctions, plus efficaces.

 

Le procès contre l'industrie du tabac, un modèle à bout de souffle

 

Le modèle judiciaire souvent cité en exemple aux Etats-Unis a montré ses limites. Celui des poursuites massives lancées dans les années 90 contre l'industrie du tabac, accusée d'avoir dissimulé aux consommateurs ses connaissances sur la dépendance à la nicotine et le lien entre cigarettes et cancers.

Après de très longues années de procédure, les quatre plus grands fabricants de tabac n'ont tenu que partiellement leurs promesses de verser plus de 200 milliards sur 25 ans en guise de réparation. "Le rêve ultime des associations écologistes serait certainement de gagner de quoi réparer les dégâts du changement climatique. Mais il est peu probable que cela arrive. Après l'ouragan Katrina, il y a eu des tentatives pour poursuivre des entreprises pétrolières. Et ça n'avait pas fonctionné", met en garde Robert Percival, spécialiste de droit environnemental à l'université du Maryland.

 

Des sanctions symboliques qui pourraient peser lourd

 

Le procureur général de l’État de New York a donc un autre modèle judiciaire en tête : Peabody. En novembre 2015, aucune amende n'a été prononcée à l'encontre du premier producteur de charbon américain, suspecté de ne pas avoir informé correctement ses investisseurs et les autorités financières sur le changement climatique. Maigre butin en apparence. Mais Peabody, ouvertement climato-sceptique jusque-là, s'est engagé à rendre compte de façon détaillée auprès de ses actionnaires du risque climat et de l'impact des politiques environnementales sur son activité. "C'est tout à fait symbolique. Mais ça met les entreprises sous une pression bien réelle", décrypte le Pr Robert Percival.

Certains investisseurs ont déjà commencé à prendre leurs distances, comme une des fondations de la famille Rockfeller. Le mouvement de désinvestissement autour d'Exxon "va aussi s’accélérer du côté des fonds de pensions des États de Californie, de New York et du Vermont", promet Guido Girgenti, de l'ONG 350.org.

A plus long terme, "ces enquêtes sont en train de ruiner la crédibilité des géants des énergies fossiles vis-à-vis des autorités. Or ils ont longtemps occupé une place de choix au sein même du processus de fabrication des réglementations environnementales... pour mieux les limiter !", insiste aussi Jesse Bragg, du groupe de pression Corporate Accountability International.

 

D'autres groupes pétroliers bientôt poursuivis ?

 

En attendant que la SEC, l’autorité des marchés financiers américaine, déclenche à son tour une procédure, les investigations menées par le procureur général de l'Etat de New York sont pour l'instant les plus avancées. Son équipe a notamment déjà demandé à Exxon de lui fournir des documents envoyés dans le passé à ses actionnaires ainsi qu'à la SEC. Et ce en remontant jusqu'à 1977

C'est en juillet de cette date, d’après l’enquête très poussée des journalistes du collectif InsideClimate News, que le scientifique James F. Black a pour la première fois mis en garde certains cadres d'Exxon : "il y a un consensus scientifique général pour dire que c'est certainement au travers des rejets de dioxyde de carbone liés à la combustion des énergies fossiles que la main de l'homme influence le climat".

Dernière certitude dans cette procédure : en matière de mensonge à propos du changement climatique, la justice américaine ne s’arrêtera pas au cas Exxon. "Ce n'est pas le seul coupable dans le secteur. Il semble donc très probable de voir d'autres entreprises poursuivies à leur tour. Cette première procédure, ce n'est que la partie émergée de l'iceberg", certifie Jesse Bragg.

Fannie Rascle, correspondante aux Etats-Unis
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