Qui va payer ? Réunis à Paris lors du Salon du chocolat, les producteurs de cacao ont fait part de leur grande inquiétude. En cause, le règlement européen sur la déforestation importée, qui entrera en vigueur le 30 décembre 2024 et qui concerne plusieurs produits dont le cacao. Il interdira ainsi l’entrée en Europe de fèves de cacao si celles-ci sont issues de parcelles déforestées avant le 31 décembre 2020. Or, selon le baromètre 2022 du cacao, plus de la moitié du cacao mondial n’est toujours pas traçable, et la plupart du cacao tracé ne l’est qu’au niveau des coopératives, et non au niveau des parcelles.
"Qui va supporter les coûts de cette mise en conformité ? Nous sommes tentés de croire que c’est nous les producteurs alors que nous n’arrivons déjà pas à vivre décemment", témoigne Awa Traore, directrice de la coopérative Cayat, en Côte d’Ivoire. Celle-ci travaille avec 3 000 producteurs et compte 12 000 parcelles qui vont devoir être géolocalisées. "Cela va nécessiter beaucoup de moyens et une expertise que nous n’avons pas. À quoi ça sert de sauver la planète si on sacrifie des êtres humains ?", lance-t-elle.
Au Ghana, Solomon Boateng dirige la coopérative Kuapa Kokoo qui compte 100 000 producteurs et 200 000 parcelles. Certifiée Fairtrade (commerce équitable) et Rainforest Alliance (agriculture durable), celle-ci a déjà fait une partie du chemin. "C’est coûteux en termes de logiciels, de terminaux, de données à traiter. Ça demande donc d’importantes ressources. Et la pression retombe sur nous, pas sur l’importateur", confirme-t-il.
Les prix bas sont responsables de la déforestation
Tous sont conscients du changement climatique et en subissent déjà les impacts. Mais ils estiment qu’ils n’ont pas suffisamment été pris en compte dans le règlement européen sur la déforestation importée. "Les producteurs n’ont pas été consultés", confirme à Novethic Guillaume Lescuyer, chercheur au Cirad. "La répartition du coût liée à la traçabilité va poser problème et le secteur privé refuse de débattre du sujet. Le législateur européen quant à lui n’y a pas pensé", poursuit-il.
Selon une étude du Basic, le coût supplémentaire lié à la traçabilité du cacao serait d’une centaine d’euros la tonne pour un cours qui fluctue autour de 2 000 euros la tonne sur un an, soit environ 5%. Or, c’est bien la question des prix qui est cruciale pour lutter contre la déforestation. Si ces derniers s’envolent depuis quelques mois – sans répercussion sur les producteurs pour l’instant – la tendance historique aux prix très bas a poussé les producteurs à déforester pour planter de nouveaux cacaoyers plutôt qu’à mettre en place des pratiques durables, plus coûteuses.
"Le producteur n’aime pas déforester, il aime les arbres, mais il est forcé de le faire pour gagner sa vie", dénonce César Paz, de la coopérative Norandino au Pérou. "C’est comme si la loi jetait la faute sur les petits producteurs et pas sur les grandes multinationales qui sont responsables des prix très bas, et donc de la déforestation", résume-t-il. Certaines, comme Cargill, ont pris les devants et proposent de prendre en charge les systèmes de géolocalisation et la récupération des données. Mais le risque est de créer un lien de dépendance avec les producteurs, qui auront encore moins de marge de négociations sur les prix.
Cémoi et Ferrero ont un fort taux de traçabilité
Contactés par Novethic, les géants du cacao ont décliné nos sollicitations, se contentant de nous renvoyer à des engagements généraux. Selon le baromètre 2022 du cacao, négociants et chocolatiers présentent une grande divergence de pratiques. Cémoi et Ferrero font figure de bons élèves avec une forte traçabilité pouvant aller jusqu’au niveau de la parcelle, respectivement de 87% et 100%. Parmi les plus mauvais élèves, on trouve notamment Barry Callebaut avec une traçabilité de seulement 40%. Mars est aussi pointé du doigt, mais depuis le 1er janvier 2023, l’entreprise dit s’approvisionner avec un cacao 100% responsable en Europe.
Pour atteindre leurs objectifs, les marques vont devoir privilégier les sources les plus transparentes, au détriment de milliers de producteurs, qui, faute d’accompagnement, vont devoir se tourner vers d’autres pays acheteurs moins scrupuleux, sans mettre fin à la déforestation. Selon une estimation, 30% de la production ivoirienne de cacao – premier fournisseur européen – serait rejetée en application du règlement. "Au final, je ne suis pas sûr de la performance de ce texte à moyen terme", conclut Guillaume Lescuyer.
Concepcion Alvarez