Publié le 08 mai 2019
GOUVERNANCE D'ENTREPRISE
La crise de gouvernance d’EssilorLuxottica repose la question des fusions entre égaux
Des investisseurs avaient sonné l’alerte. Les modalités du rapprochement d’Essilor et Luxottica, prometteuses sur le plan économique, comportaient de sérieux risques de gouvernance. À quelques jours de l’Assemblée générale, les deux dirigeants du nouveau groupe se sont déclaré la guerre, chacun accusant l’autre de vouloir prendre les manettes. Une crise de gouvernance qui illustre les difficultés des "fusions entre égaux" et met en cause la responsabilité des dirigeants vis-à-vis de leurs parties prenantes.

@EssilorLuxottica
La fusion entre égaux montre des signes de faiblesse. À quelques jours de l’Assemblée générale du groupe qui doit se tenir le 16 mai, la bataille fait rage au sommet d’EssilorLuxottica entre d’un côté Hubert Sagnières, le vice-PDG délégué du groupe et ancien dirigeant d’Essilor, et Leonardo Del Vecchio, le PDG d’EssilorLuxottica, fondateur de Luxottica et actionnaire de l’ensemble via sa société holding, Delfin. Le motif du différend est simple : chacun accuse l’autre de vouloir prendre le pouvoir au mépris du pacte d’actionnaires.
"Nous avons toujours trouvé que l’organisation de la gouvernance n’était pas parfaitement équilibrée et que cela ne pouvait pas fonctionner de manière durable", remarque Denis Branche, dirigeant de Phitrust, un investisseur actionnaire du groupe. Dès l’AG de novembre, l’investisseur a demandé une séparation des fonctions de président et de directeur général, pour clarifier la situation. Malgré les alertes des investisseurs, les deux dirigeants se sont entêtés et ces luttes de pouvoir, habituellement confinées au secret des bureaux de direction, ont été portées sur la place publique. "Je n’ai jamais vu une situation de conflit aussi ouvert entre actionnaire et dirigeant", s’étonne Loïc Dessaint, le directeur général de Proxinvest, une société de conseil en vote.
Hypothétique fusion entre égaux
"Il y a beaucoup à méditer sur la fusion d’entreprises aux cultures si différentes, celle de l’actionnariat salarié chez Essilor et celle plus managériale chez Luxottica", soupire Loïc Dessaint. Cette crise de gouvernance menace même le rapprochement des deux groupes, aucune des synergies promises entre le fabricant de lunettes et le fabricant de verres optiques n’ayant encore été réalisées. Elle illustre surtout la difficulté de mettre sur pied d’hypothétiques "fusions entre égaux", à la gouvernance trop mal définie, qui se terminent souvent, à l’instar de Lafarge et Holcim, Alcatel et Lucent ou Technip et FMC, par la prise de contrôle de fait d’un groupe sur l’autre. Même l’Alliance Renault-Nissan, qui a réussi à fonctionner près de 20 ans, se retrouve aujourd’hui en difficulté suite à l’affaire Carlos Ghosn…
Pour Essilor et Luxottica, le conflit trouve son origine dans l’accord initial de rapprochement. Ce pacte mettait sur pied une gouvernance dans laquelle les parties françaises et italiennes disposaient de pouvoirs identiques, aucune des sociétés ne voulant être mangée par l’autre. Pourtant, côté italien, le fondateur de Luxottica est actionnaire de référence du nouveau groupe, avec 38% des actions de l’ensemble et 31% des droits de vote…
Les investisseurs pris en tenaille
Rapidement, les Italiens ont accusé le clan français de vouloir nommer des managers sans concertation, et vice-versa. En mars, Leonardo Del Vecchio, au travers de sa holding Delfin, a demandé l’arbitrage de la Chambre de commerce international. Hubert Sagnières a répliqué auprès du Tribunal de commerce, demandant la nomination d’un mandataire ad hoc pour résoudre le conflit.
Pris en tenaille, les actionnaires minoritaires veulent apaiser la situation. "Nous avons déposé une résolution pour nommer des administrateurs indépendants et sortir de cette discussion stérile", explique Denis Branche. Avec d’autres sociétés de gestion (dont Sycomore, Edmond de Rothschild, Comgest), Phitrust a désigné le danois Jasper Brandgaar, le directeur financier du groupe pharmaceutique Novo Nordisk, et l’américaine Wendy Evrard Lane, expérimentée dans les conflits de gouvernance. Valoptec, l’association des actionnaires salariés, habituellement plus réservée, s’est elle-aussi jetée dans la bataille. Elle a déposé sa propre résolution pour proposer un administrateur indépendant, le britannique Peter James Montagnon.
Le conseil d’administration, composé de 16 membres choisis à moitié par le camp italien, à moitié par le camp français, a tout rejeté en bloc. La nomination de nouveaux administrateurs pourrait remettre en cause le pacte d’actionnaires, estime-t-il, et obliger à relancer entièrement les négociations. Réponse à l’Assemblée générale, le 16 mai.
Arnaud Dumas @ADumas5