Publié le 07 février 2020

GOUVERNANCE D'ENTREPRISE

Engie : l’éviction d’Isabelle Kocher illustre la résilience du modèle de gouvernance en France

Après quatre ans à la tête d’Engie, Isabelle Kocher n'a pas été renouvelée à son poste de directrice générale. Son éviction est une nouvelle démonstration du violent affrontement entre deux mondes, celui de la transition énergétique à marche forcée et celui d’une gouvernance d’entreprise cotée dont l’État détient 24 % du capital.

Clamadieu Kocher Engie PerrePermon AFP
À gauche, Jean-Pierre Clamadieu, Président d'Engie. À droite, Isabelle Kocher, Directrice générale.
@PierrePermont/AFP

[Mis à jour le 7 février] La bataille faisait rage et avait pris une dimension politique et médiatique depuis plusieurs jours avec la publication d’une tribune de soutien signée par de prestigieux noms de tous bords et l’interview d’Isabelle Kocher elle-même dans le Journal du Dimanche. Les 50 signataires de la tribune parue dans les Echos le 3 février (Clara Gaymard, Alain Grandjean, Anne Hidalgo, Yannick Jadot, Cédric Villani, Xavier Bertrand… ) expliquaient qu’"Isabelle Kocher était une voix indispensable pour une France leader de l'économie verte".

Depuis qu’elle était devenue directrice générale en 2016, Isabelle Kocher avait engagé l’entreprise dans un virage vert appuyé. S’appuyant sur une dépréciation d’actifs de 14,9 milliards d’euros en 2014 dans les énergies thermiques, la dirigeante va mener à bien un programme de cession d’actifs de 15 milliards d’euros visant à sortir principalement du charbon. En contrepartie, le groupe de 160 000 personnes met toutes ses forces dans les services liés à l’efficacité énergétique et le déploiement des énergies renouvelables. Des trois grands énergéticiens français, Total, EDF et Engie, c’est elle qui porte la transition la plus radicale et pas "au détriment du capital humain" comme le souligne la tribune de soutien qui rappelle que cela n’a pas entrainé de "restructurations lourdes".

Valoriser Engie au maximum

Alors quelle faute justifie le limogeage ? Le gouvernement met en avant "des raisons économiques" qui sont de deux ordres. La première repose sur le désir que l’État aurait de se désengager d’Engie et de valoriser au mieux la vente de ses parts. Si Isabelle Kocher a donné le cap le plus clair du CAC40 en matière de transition, ses résultats ne sont pas aussi bons qu’espérés. La croissance du titre est trois fois moins rapide que celle du CAC 40 et le chiffre d’affaires est en recul de 20 milliards d’euros en dix ans.

Cela n’est apparemment pas compensé par la notoriété d’Isabelle Kocher et la reconnaissance internationale de sa stratégie dont bénéficie la seule femme dirigeante du CAC 40. Bloomberg Opinion, le New York Times mais aussi les différents Women’s Forum mettaient en avant le leadership qu’elle incarne au bénéfice de la France et de son ambition de "Make our planet great again".

Le second problème dont souhaite se débarrasser ceux qui ont poussé Isabelle Kocher dehors est la scission interne due au changement de modèle stratégique porté par l’ex-directrice financière du groupe Engie, fruit de la fusion de GDF et Suez en 2008. Les ex-Gaz de France sont toujours attachés au modèle gazier. Jean-François Cirelli, ancien patron de GDF et aujourd’hui dirigeant de BlackRock France qui a beaucoup fait parler de lui à travers sa promotion dans l’ordre de la Légion d’honneur, était justement parti d’Engie parce qu’il incarnait le premier modèle.

Arbitrages élyséens

C’est au final des enjeux de gouvernance et de choix énergétique qui se jouent autour de celle qui part "en martyre de la transition écologique", selon une source proche. Côté gouvernance la tribune de soutien à Isabelle Kocher posait ainsi la question : "Assiste-t-on à une confrontation entre le monde très masculin et âgé des affaires, de l'entre-soi, des énergies traditionnelles et une femme brillante, avec une vision de l'économie verte de demain, avec une visibilité internationale ? Nous ne croyons pas qu'une telle fracture puisse encore avoir cours dans la France de 2020. "

Et pourtant ils auraient dû y croire. Isabelle Kocher s’en va aussi parce que deux hommes, président successifs d’Engie n’ont pas pu lui imposer leur volonté. Gérard Mestrallet d’abord qui l’avait amenée à la direction de l’entreprise mais souhaitait continuer à influencer la stratégie, et Jean-Pierre Clamadieu ensuite, l’actuel président du Conseil avec qui Isabelle Kocher était en conflit de plus en plus ouvert.

Modèle gazier

Les arbitrages se sont faits dans ce bon vieux mélange de genres à la française qui fait que la décision d’éviction, prise au gouvernement et à l’Élysée, filtre sans que l’on essaie même de faire semblant de croire qu’elle vient du conseil d’administration. Celui-ci est composé de huit hommes et cinq femmes. Outre Jean-Pierre Clamadieu et Isabelle Kocher, on y retrouve Fabrice Brégier, président de Pallantir et ancien dirigeant d’Airbus et EADS, Ross Mc Iness Président de Safran et  la canadienne Marie-Josée Nadeau qui dirige la société Trans Mountain (qui détient des pipelines controversés en Amérique du Nord).

On peut comprendre dans ce contexte que la balance ait penchée pour un maintien plus ostensible du gaz au cœur du groupe. C’est d’autant plus crédible que le chimiste Jean-Pierre Clamadieu, qui devient ainsi l’homme fort d’Engie. Interviewé dans les Échos, il explique qu'Isabelle Kocher "a été une très bonne initiatrice de la transformation de l'entreprise (...) Mais le conseil a jugé que nous avons pris du retard en quatre ans dans le domaine des activités de génération d'électricité et d'infrastructures gazières, qui représentent aujourd'hui 80 % de nos profits." L'homme est favorable au modèle gazier de l'énergéticien, lui-même n'ayant jamais caché son attachement au gaz de schiste dont il s’était fait l’avocat en France en 2014.  

Anne-Catherine Husson-Traore, @AC_HT, Directrice générale de Novethic


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