Publié le 14 juin 2023

ÉCONOMIE

Derrière la crise alimentaire, les spéculateurs font leur blé

Les crises alimentaires, provoquées tant par la guerre en Ukraine que par des événements climatiques extrêmes, ont provoqué un effet d’aubaine sur les marchés de matières premières agricoles. Une étude du CCFD-Terre Solidaire et FoodWatch montre que la spéculation des acteurs financiers a atteint des sommets, aggravant l’augmentation des prix.

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La spéculation excessive sur les matières premières agricoles peut entraîner une augmentation des prix de 15 à 20%.
@CCO

La grande distribution et les industriels de l’agroalimentaire se renvoient la balle sur la hausse des prix. Mais deux ONG, le CCFD-Terre Solidaire et FoodWatch alertent sur le rôle d’acteurs bien moins connus, qui agissent sur les marchés des matières premières agricoles en amplifiant la volatilité des prix. "Cette spéculation entraîne une extrême volatilité des prix des céréales et, in fine, des difficultés d’accès à l’alimentation dans les pays émergents, très dépendants des importations", explique Jean-François Dubost, directeur du plaidoyer de CCFD-Terre Solidaire. Il rappelle que 10% de la population mondiale est encore sous-alimentée et 40% n’a pas accès à une alimentation saine.

Une étude réalisée par les deux ONG montre ainsi une part de plus en plus importante de l’intervention des acteurs financiers sur les marchés des matières premières. Ceux-ci servent avant tout à sécuriser les prix des aliments pour les producteurs agricoles, en garantissant un prix de vente jusqu’au moment où les industriels achètent. Des acteurs financiers, fonds d’investissement, fonds de pension, etc., interviennent sur le marché pour assurer le financement de cette couverture. Mais avec de plus en plus d’excès.

Forte augmentation de la spéculation

Les différentes crises qui ont secoué les producteurs de matières premières ont en effet donné de belles opportunités pour ces acteurs financiers. La guerre en Ukraine, un important pays céréalier, a causé des pénuries et propulsé les prix à la hausse. De mauvaises récoltes en 2021, dues notamment à des événements climatiques extrêmes comme les dômes de chaleur en Amérique du Nord, ont également contribué à déstabiliser le marché. Selon l’étude de FoodWatch et du CCFD, en janvier 2020, les acteurs financiers ne représentaient ainsi que 26,2% du marché français des matières premières, le Matif (Marché à terme international de France). En juin 2022, alors que la crise alimentaire battait son plein, leur part atteignait un pic de 70%. "Les acteurs financiers ont enregistré des profits record sur cette période. Selon nos dialogues avec des acteurs du marché, la hausse de l’activité spéculative a eu un effet d’amplification de la hausse de prix de 15 à 20%", affirme Lorine Azoulai de CCFD-Terre Solidaire, co-autrice de l’étude.

La complexité du marché, avec des acteurs financiers peu connus et certains qui, comme les géants de l’agribusiness (Cargill, Louis Dreyfus, etc.), ont à la fois des activités industrielles et des activités financières, rend difficile son analyse. D’autant que cette spéculation excessive est bien souvent totalement décorrélée des stocks réels de matières premières agricoles, que les opérations sont pourtant censées couvrir. Selon Pierre Duclos, consultant spécialisé dans le marché céréalier, les volumes d’échange peuvent ainsi correspondre à 40 à 50 fois les volumes physiques réels.

Mieux réguler les acteurs financiers

"Le droit à une alimentation saine et durable ne peut pas être balayé par des effets d’aubaine économique, estime Karine Jacquemart, directrice générale de FoodWatch France. Il s’agit d’abus incontrôlés, il faut donc mettre en place des règles du jeu." Les deux ONG veulent donc interpeler les responsables politiques français et européens pour tenter d’endiguer les excès sur les marchés de matières premières agricoles. Elles souhaitent ainsi en premier lieu insuffler plus de transparence sur ces marchés, afin de connaître les prises de position de chaque acteur financier, mais aussi de mieux connaître l’état des stocks physiques des industriels.

Elles demandent aussi de limiter le nombre d’opérations possibles, et leur montant, pour chaque acteur afin d’éviter la spéculation excessive. Enfin, elles veulent que le gouvernement français encourage la réforme de la directive sur les marchés financiers (Mifid2) actuellement en discussion entre la Commission, le Conseil et le Parlement européen. Cette directive prévoit en effet plusieurs limites à la spéculation, ainsi qu’un mécanisme de court-circuit, c’est-à-dire la possibilité d’arrêter le marché quand la volatilité des prix devient trop forte.

Ces mesures peuvent-elles contenir la volatilité des prix alimentaires mondiaux ? La spéculation excessive ne représente qu’une des composantes du marché et de la fixation des prix. "Il est aujourd’hui difficile de dire, derrière les prix des aliments dans les rayons qui engrange le plus entre le distributeur, l’industriel et le spéculateur. Là aussi, il faut de la transparence pour savoir qui prend une marge et à quel moment", affirme Karine Jacquemart de FoodWatch.

Arnaud Dumas


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