Publié le 18 septembre 2022
ÉCONOMIE
"Il y a des signaux qui indiquent que l’écologie peut constituer la nouvelle utopie", Manuel-Cervera Marzal, sociologue
Méga-bassines débâchées, pneus de SUV dégonflés, golfs rebouchés, jacuzzis percés, extinction d’enseignes lumineuses la nuit… Cet été, alors que les vagues de canicule se sont succédé et que la sécheresse a atteint des niveaux records, de nombreuses actions de sabotage ont eu lieu aux quatre coins de la France. Pour le sociologue spécialiste des mouvements sociaux, Manuel Cervera-Marzal, auteur de "Résister - Petite histoire des luttes contemporaines"*, l’écologie pourrait constituer la nouvelle utopie fédératrice.

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Cet été, nous avons vu se multiplier des actions de sabotage contre des piscines, des golfs, des SUV, des magasins restés allumés la nuit… Que traduisent ces actions ?
Elles traduisent deux choses selon moi. D’abord, une aggravation de la situation climatique, ce qui amène certaines personnes à exiger des réponses immédiates et à la hauteur des enjeux. Et cela révèle aussi l’insuffisance des modes d’actions traditionnels que sont les élections, les tribunaux, les manifestations, etc. qui se situent davantage sur le temps long. Or, face à l’urgence climatique, nous n’avons plus le temps d’attendre et donc certains se voient obligés d’agir par eux-mêmes. Ces actions directes, inspirées de la tradition anarchiste, visent à protéger directement ce qui doit l’être.
Est-ce qu’elles sont nouvelles ?
C’est nouveau si on se situe sur une échelle de temps à court ou moyen terme, par rapport aux modes d’actions déployés il y a dix ou vingt ans. Mais sur une échelle de temps plus longue, le sabotage a une longue histoire. Il a notamment été pratiqué pendant l’occupation allemande ou au XIXe siècle par les ouvriers dans les usines. De même, la désobéissance civile, dont de nombreux mouvements se revendiquent aujourd’hui - Extinction Rebellion, ANV COP21, etc. - a elle-aussi une longue histoire. Je pense par exemple à Gandhi.
Ces actions, plus radicales, sont-elles plus efficaces ?
D’abord, il faut bien comprendre que le niveau de radicalité exprimé par les militants ne fait que refléter celui fixé par l’État. C’est une réaction à la violence, à l’autoritarisme de l’État, la police, la justice. C’est ce qu’on observe très bien quand on travaille sur les mouvements sociaux. Ensuite, ces actions sont-elles plus efficaces ? Prenons l'exemple de Bure [où le projet Cigéo prévoit d’enterrer à 500 mètres sous terre des déchets hautement radioactifs, NDR]. Si on attend le résultat d’un référé en justice, vu les délais, la forêt ou le champ qu’on entendait protéger aura déjà été rasé. Donc si on s’accroche à un arbre et qu'on organise un blocage, c’est plus efficace pour éviter de raser cette forêt ou ce champ.
Les actions de cet été ont principalement visé les plus privilégiés. Vous évoquez l’émergence d’une "nouvelle lutte des classes"…
La question de la justice climatique est essentielle. Les inégalités et le changement climatique sont extrêmement liés car les plus riches sont ceux qui émettent le plus de gaz à effet de serre et qui polluent le plus, et paradoxalement qui en souffrent le moins. Cette réalité commence à se diffuser notamment chez les jeunes, à l'origine des actions de sabotage, mais aussi au sein des syndicats. La CGT par exemple se positionne de plus en plus sur les sujets climatiques et ne défend pas que l’emploi, mais un emploi compatible avec la transition écologique. Du côté des mouvements climatiques, il y a aussi une prise de conscience très nette de la question de la lutte des classes. On l'a vu lors du mouvement des Gilets Jaunes avec un rapprochement autour du slogan "fin du mois, fin du monde, même combat".
Pensez-vous que l’écologie pourrait faire converger les différentes luttes et devenir la "nouvelle utopie" ?
Il y a des signaux qui indiquent effectivement que l’écologie peut constituer la nouvelle utopie, une utopie fédératrice des luttes au XXIe siècle. Mais c’est loin d’être gagné car ce qui est proposé du côté de l’écologie - la sobriété, la décroissance, la limitation des besoins - a un côté un peu austère qui peut en rebuter certains, et notamment justement ceux qui sont dans le besoin. Politiquement, on le voit très bien. Le vote EELV est un vote élitiste, autant que celui d’Emmanuel Macron. Il fédère les classes supérieures et les cadres. Les classes populaires ne votent pas pour la thématique écologique. Dès lors, face à ce que j’appelle un archipel de luttes, il est urgent de bâtir des passerelles entre les différents îlots.
Propos recueillis par Concepcion Alvarez @conce1
* "Résister - Petite histoire des luttes contemporaines", Manuel Cervera-Marzal, Editions 10/18, septembre 2022, 123 pages.