Publié le 21 mars 2023
ÉCONOMIE
Numérique contre agroécologie : les étudiants agronomes de Toulouse se rebiffent
Le projet de création de l'école Centrale de Toulouse déclenche les foudres des étudiants agronomes. Le groupe Centrale chapeautera en effet l'ENSAT, l'école d'ingénieurs agronomes de Toulouse, à partir de 2025 à la place de Toulouse INP. Or les étudiants craignent une opération de verdissement qui pourrait affaiblir l'attachement au vivant de leur formation au profit d'une culture high-tech non pertinente, selon eux, pour répondre aux priorités de la transition écologique.

@Philippe Rol
Drones équipés de capteurs météo, algorithmes pour optimiser l'arrosage... Les innovations hi-tech dans le domaine de l'agriculture se multiplient. Pourtant, à l'ENSAT, l'école d'ingénieurs agronomes de Toulouse, les étudiants veulent garder les pieds sur terre. Leurs inquiétudes sont grandes face à la création de l'école Centrale Toulouse qui regroupera en 2025 plusieurs écoles d'ingénieurs, dont la leur. Dans une vidéo publiée le 12 mars, ils appellent à protéger les valeurs écologiques et l'ancrage agricole de leur formation.
L'indépendance de l'école est au cœur des débats. L'ENSAT fait actuellement partie d'un groupement d'écoles d'ingénieurs, Toulouse INP, qui lui laisse une grande autonomie. Or celui-ci se transforme à la rentrée 2025 pour adopter le moule du très renommé groupe Centrale qui souhaite pouvoir nommer le directeur de l'ENSAT. L'école pourrait y perdre son statut d'école d'agronomie car les directeurs de ces dernières doivent être nommés par les ministères de l'agriculture et de l'enseignement supérieur pour être en accord avec le code rural.
"Nous serons des acteurs de terrain"
"Les décisions seraient prises à distance par des instances qui ne sont pas familières avec le monde vivant et ses mécanismes", affirment les étudiants dans la vidéo. Le risque ? Voir leur spécialité, l'agronomie, s'affaiblir au profit d'une culture hi-tech éloignée des priorités de la transition écologique. Sciences du vivant, sociologie... Les étudiants défendent la qualité de leur formation actuelle pour faire face aux "crises écologiques et agricoles". "Nous serons des acteurs de terrain qui connaissent et comprennent le milieu socio-professionnel de l'agriculteur", affirment-ils.
La mobilisation enfle sur les réseaux sociaux, portée par les AgroToulousains, l'association alumni. "C'est perçu actuellement comme un greenwashing de Centrale", explique à Novethic Jean-Baptiste Moussière, vice-président des AgroToulousains. L'ENSAT dispose d'arguments séduisants en termes d'image, comme un fort attachement à l'environnement et une dominante féminine. "Nous ne sommes pas opposés au projet mais nous voulons qu’il soit construit dans de bonnes conditions et avec respect", prévient-il.
Le vote du conseil d'administration à propos du schéma de gouvernance, prévu le 14 mars, a été reporté in extremis. Les étudiants étaient nombreux dans les locaux de l'assemblée pour exprimer leur opposition. "Il y a effectivement besoin d'explicitation et de dialogue", concède à Novethic le directeur de l'ENSAT, Pascal Lafaille. "On reste inquiets ", lance à Novethic Agathe Jurrus, étudiante en deuxième année à l'ENSAT. Les étudiants regrettent l'opacité du processus de décision. De plus, il est prévu dans un premier temps de réduire les effectifs de l'ENSAT de plus de 25% pour que les enseignants se libèrent du temps et puissent former les ingénieurs centraliens. "A 200 élèves, les effectifs étaient déjà saturés", justifie Pascal Lafaille.
"L'agroécologie est la science du 21ème siècle"
Les discussions entre les ministères, Centrale et l'école sont en cours sur le sujet de la gouvernance. Contacté par Novethic, le ministère de l'Agriculture n'a pas donné suite à nos sollicitations. Le directeur le reconnaît, "nous n'avons pas toutes les réponses". Malgré tout, il se veut rassurant. "L'objectif est de garder le diplôme d'ingénieur agronome avec, à côté, un diplôme d'ingénieur centralien qui n'est pas agronome mais qui aura une sensibilité sur le vivant", explique-t-il. "L'ENSAT est une école très engagée sur l'environnement et l'agroécologie, nous sommes fiers de cet existant", abonde-t-il.
Le directeur de l'école veut aussi montrer les avantages à se rapprocher de Centrale. Selon lui, l'école gagnerait à "s'ouvrir vers d'autres horizons disciplinaires" dont "la transition numérique". "La diversité des solutions est bénéfique, mêler différents profils et compétences est stimulant pour tout le monde", explique-t-il. "Il ne faut pas diaboliser le numérique, mais le risque est de laisser le vivant de côté", rétorque auprès de Novethic Alexandre Nguyen, un des étudiants de l'ENSAT qui s'est exprimée dans la vidéo. "Nous avons déjà les solutions, l'agroécologie est la science du 21ème siècle", s'enthousiasme-t-il.
"Le risque est de laisser le vivant de côté"
De nombreux messages de soutien en provenance des autres écoles d'agronomie en France leur ont été envoyés. La mobilisation à l'ENSAT intervient après l'appel à "déserter" des étudiants d'AgroParisTech qui a initié une vague de discours engagés lors des remises de diplômes dans de nombreuses grandes écoles. Plusieurs diplômés de l'ENSAT ont eu aussi appelé à bifurquer à leur remise de diplômes. Les étudiants se mobilisent de plus en plus pour des formations indépendantes, à la hauteur des enjeux de la transition écologique et sociale. En témoigne la fronde des polytechniciens contre l'implantation du groupe de luxe LVMH dans leur campus.