Vous venez de publier une enquête, ce 17 février, révélant qu’Auchan contribue à l’effort de guerre russe. En quoi ?
Asia Balluffier – On a découvert que plusieurs produits d’Auchan étaient acheminés par des associations caritatives sur le front. On parle d’outils, de nourriture, de matériel de camping, de vêtements chauds, de bottes… Ce qu’on a pu constater, c’est que ces collectes avaient eu lieu devant les caisses d’Auchan, avec l’aide de leurs membres de la sécurité. Une d’elles, qui a eu lieu en mars 2022 à Saint Petersbourg, est plus incriminante que le reste et nous fait dire que ce n’est pas seulement du "laisser faire" de la part d’Auchan. On a en effet pu accéder à des échanges d’e-mails de membres de la division nord d’Auchan en Russie grâce à un ancien employé, Aleksei R. qui montre l’implication de certains hauts employés dans cette collecte.
D’autre part, grâce à des informations publiques qu’on a pu collecter sur les réseaux sociaux et à des images qu’on a authentifiées et géolocalisées, on a pu voir que ces produits étaient acheminés dans la région du Donbass mais aussi près de Kherson, tout au long de la ligne de front.
La direction d’Auchan avait-elle connaissance de cette collecte ?
Arthur Weil-Rabaud – On n’a aucune connaissance de directive de la part d’Auchan que ce soit en France ou en Russie. Ce qu’on sait par contre grâce à ces mails, c’est qu’à l’intérieur de la division nord d’Auchan en Russie, certains employés ont encouragé cette collecte. Parmi eux la directrice division nord, Evgeniya Storozheva. Deux rangs au-dessus d’elle dans l’organigramme, on retrouve le français Laurent Proust, directeur des ventes en Russie. Ce qu’on sait grâce à plusieurs employés qui préfèrent rester anonymes à Saint Petersbourg, c’est que plusieurs collectes auraient eu lieu au-delà même de la division nord.
Vous évoquez le cas de Leroy Merlin, appartenant comme Auchan au groupe Mulliez, et dont les enseignes ont été maintenues en Russie. En quoi ces magasins sont-ils impliqués dans l’effort de guerre russe ?
Arthur Weil-Rabaud – De nombreux bien vendus par Leroy Merlin se retrouvent sur le front et permettent d’équiper les forces de l’armée russe. D’ailleurs on voit plus souvent des cartons Leroy Merlin sur le front qu’Auchan parce que, vendant des produits de bricolage comme des pioches, ces outils peuvent permettre l’édification de camps ou de tranchées.
Asia Balluffier – Contrairement à Auchan, la participation à l’effort de guerre n’est pas active mais passive. Par contre Leroy Merlin s’était engagé à se maintenir simplement en Russie, à ne pas enclencher de nouveaux investissements à cause de l’invasion. Or ce qu’on a découvert c’est que des chantiers qui auraient pu être stoppés assez facilement parce qu’ils débutaient, ont été poursuivis. C’est le cas du chantier d’un magasin situé dans une ville de l’est de Moscou qui a commencé trois semaines avant l’invasion et qui s’est poursuivi jusqu’au mois de novembre 2022 au moins.
Pourquoi Auchan et Leroy Merlin restent-ils en Russie alors que Renault par exemple a décidé de cesser ses activités sur le territoire ?
Arthur Weil-Rabaud – L’argument au début de la guerre était d’aider les populations civiles présentes en Russie. Du côté d’Auchan, c’était pour aider la population civile par le biais de la nourriture car c’est une des enseignes discount les plus connues dans le pays. Et du côté de Leroy Merlin, protéger les équipes de ses magasins puisque selon l’enseigne, ses équipes n’ont pas à subir les conséquences d’une guerre qu’elles n’ont pas choisie. Ça, c’est le discours affiché. Mais dans le même temps Decathlon, qui appartient aussi au groupe Mulliez, a fermé en Russie. L’hypothèse qu’on met en avant c’est l’idée que Leroy Merlin comme Auchan font partie du Top 10 des entreprises étrangères en Russie avec le plus gros chiffre d’affaires donc c’est probablement pour des raisons économiques.
Est-ce possible pour une entreprise française de rester en Russie sans participer à l’effort de guerre, même indirectement ?
Asia Balluffier – Depuis que Vladimir Poutine a déclaré la mobilisation partielle, il y a une loi de 1997 en Russie qui s’est déclenchée automatiquement. Cette dernière oblige toutes les entreprises installées en Russie à participer à l’effort de guerre. C’est la loi russe qui le dit littéralement. C’est appliqué de manière différenciée selon les entreprises mais elles sont censées fournir des moyens de transport, de communication, des bâtiments… En théorie, Auchan pourrait même être obligée par le gouvernement russe de donner une liste de noms de ses employés pour savoir qui mobiliser pour le front.
Arthur Weil-Rabaud – Rester en Russie quand on est une grosse entreprise, cela veut dire payer des impôts. Actuellement, vu l’organisation de l’économie autour de la guerre en Russie, les impôts alimentent directement l’armée. C’est cette raison que McDonald’s a avancée pour quitter le territoire. Les risques sont connus par les entreprises qui restent sur place.
*
L’enquête du Monde est signée Arthur Weil-Rabaud, Asia Balluffier et Lucas Minisini du Monde en collaboration avec l’ONG Bellingcat et le site d’investigation The Insider.
La direction du groupe Mulliez dit être "très surprise" par ces révélations. "Nous sommes en train de vérifier les éléments affirmés, mais, à date, les éléments en notre possession ne corroborent pas" l’enquête du Monde, explique la direction à l’AFP. Le 13 février, le groupe avait publié les réponses qu’il avait fournies aux question du Monde. "Nous n’effectuons, soutenons ou finançons aucune collecte "caritative" à destination des forces armées russes", soulignait-il alors.