Publié le 28 avril 2016

GOUVERNANCE D'ENTREPRISE

Procès LuxLeaks : quelle protection pour les lanceurs d’alerte en Europe ?

Le procès d’Antoine Deltour s’est ouvert mardi 26 avril. Le lanceur d’alerte est à l’origine des révélations du scandale Luxleaks. Cet ancien auditeur a permis de mettre au jour les pratiques d’optimisation fiscale entre des multinationales et le Luxembourg. Aujourd’hui, il risque jusqu’à dix ans de prison et plus d’un million d’euros d’amende. De quoi provoquer la colère de la société civile qui appelle à une meilleure protection des lanceurs d’alerte. Tour d’horizon des législations européennes en la matière.

Antoine Deltour luxleaks lanceur alerte Claude Tuong Ngoc Citizenside AFP
Antoine Deltour, le lanceur d'alerte à l'origine de l'affaire Luxleaks.
Claude Tuong-Ngoc / Citizenside / AFP

39%. C’est la part de salariés, parmi ceux qui gardent le silence, qui le font par peur des représailles. Ce sondage, réalisé en décembre par Harris Interactive pour Transparency International France, montre à quel point les lanceurs d’alerte manquent de protection.

Fin 2013, l’ONG dressait un bilan comparatif des législations européennes. Résultat : plusieurs pays membres protègent insuffisamment leurs salariés lanceurs d’alerte.

"Les lanceurs d’alerte prennent des risques que la plupart ne souhaitent pas assumer et exposent des crimes que peu ont l’envie ou le courage de révéler", souligne Anne Koch, directrice régionale (Europe et Asie Centrale) de Transparency International.

 

Seuls 7 pays en pointe

 

Seuls sept pays en Europe ont, à ce jour, adopté et mis en œuvre une législation "relativement cohérente" sur la protection des lanceurs d’alerte. Surprise, le Luxembourg figure sur cette liste, aux côtés du Royaume-Uni, de la Roumanie, de la Slovénie, de l’Irlande, de la Hongrie et de la Serbie. C’est pourtant dans le Grand-Duché que se tient, jusqu’au 4 mai, le procès d’Antoine Deltour, dans l’affaire LuxLeaks. Son ancien employeur, le cabinet PricewaterhouseCoopers (PwC) a en effet lancé des poursuites contre lui pour vol, blanchiment, accès frauduleux dans un système informatique, violation du secret des affaires et du secret professionnel.

"Au Luxembourg, Antoine Deltour n’est pas considéré comme un lanceur d’alerte, car la loi est limitée aux délits de corruption et au trafic d’influence, explique Nicole Marie Meyer, elle-même ancienne lanceuse d’alerte et chargée de mission au sein de la branche française de Transparency International. Par ailleurs, Antoine Deltour ne dénonce pas quelque chose d’illégal ou encore identifié comme tel, même si l’optimisation fiscale agressive nuit à l’intérêt général. D’où l’importance d’avoir une définition plus globale et non une liste." 

 

 

Le Royaume-Uni figure également parmi les bons élèves. Il est l’un des pionniers en Europe avec l’une des législations les plus complètes (concernant les secteurs privé et public) adoptée dès 1998. Une très large gamme de crimes et actes répréhensibles sont concernés : corruption, délits civils, erreurs judiciaires, dangers pour la santé ou la sécurité publique, dangers pour l'environnement. Par ailleurs, l’employeur doit prouver que l'acte de dénonciation n'a pas été un facteur de licenciement. Et les employés victimes de représailles sont indemnisés.

 

La loi Sapin 2 "insuffisante"

 

Dans ce panorama, où se situe la France ? Classée dans les pays ayant une législation "partielle", "sa position est relativement médiocre", estime Nicole Marie Meyer, même "s’il y a eu des progrès depuis". Les lois adoptées entre 2007 et 2013 permettent de protéger ceux qui dénoncent des faits de corruption dans le secteur privé, les signalements de risques graves en matière de santé ou d’environnement et les conflits d’intérêts dans le cadre de la vie publique. La loi du 6 décembre 2013 s’attaque quant à elle aux crimes et délits dans les secteurs public et privé. "C’est une avancée mais, globalement, cela manque de cohérence", note la spécialiste.

Le projet de loi Sapin 2, présenté en Conseil des ministres fin mars, concerne lui aussi les lanceurs d’alerte. Il crée une Agence de prévention et de détection de la corruption, chargée de vérifier les signalements, de garantir l’anonymat des lanceurs d’alerte et, en cas de représailles, de prendre en charge les frais de justice.

Pour une quinzaine d'organisations, dont Attac, Greenpeace, Sherpa et la CFDT, qui ont lancé une pétition en ligne, c’est l’occasion pour la France d’aller plus loin. Elles réclament ainsi un statut global du lanceur d’alerte, un signalement gradué, la confidentialité et l’anonymat, ainsi que la conservation de l’emploi. Des mesures préconisées par le Conseil d’État dans un rapport rendu le 13 avril, que le gouvernement pourrait intégrer.  

Dans les autres États membres, les législations en place sont soit elles aussi partielles, soit carrément inexistantes ou inadéquates, comme par exemple en Grèce, au Portugal ou en Finlande. "De nombreuses lois sont imprécises ou comportent des lacunes et des exceptions. La mise en place de procédures pour recueillir les alertes fait régulièrement défaut, de même qu’une définition claire de l’alerte éthique, une garantie de confidentialité et une protection contre des poursuites abusives pour diffamation", résume l’organisation qui appelle tous les États européens à promulguer et renforcer leur législation en matière de droit d’alerte.

 

L’Europe sur la voie progressiste?

 

De son côté, le Conseil de l’Europe a en projet une convention multilatérale. Depuis 2009, il planche sur le sujet et a abouti à une recommandation aux États membres le 30 avril 2014. "C’est l’un des corpus les plus progressistes au monde, note Nicole Marie Meyer de Transparency International France. C’est un document de référence." 

La définition qu’il donne du lanceur d’alerte est particulièrement pertinente. Il désigne toute personne qui fait des signalements ou révèle des informations concernant des menaces ou un préjudice pour l’intérêt général dans le contexte de sa relation de travail, qu’elle soit dans le secteur public ou dans le secteur privé. "Dans ce cadre-là, Antoine Deltour aurait été protégé", commente Nicole Marie Meyer.

Dans la lignée de ces travaux et au lendemain des révélations de LuxLeaks, le Parlement a sommé la Commission européenne d’adopter, d'ici la fin de l'année, une directive prévoyant une définition globale, la création d’un fonds paneuropéen en soutien aux lanceurs d’alerte et la création d’une agence européenne de l’alerte. Depuis près de quatre mois, les eurodéputés verts travaillent sur un projet de directive en ce sens. Ils la présenteront le 4 mai prochain au Parlement.

 

Inaction manifeste de la Commission européenne

 

"Face à l’inaction manifeste de la Commission européenne sur le sujet, les écologistes européens ont pris l’initiative de présenter eux-mêmes un projet de directive visant à protéger les lanceurs d’alerte. Il garantira notamment que ces derniers n’aient pas à prouver leur intention de protéger l’intérêt public, contrairement à ce qu’impose aujourd’hui la directive secret des affaires [adoptée par le Parlement la semaine dernière, NDLR]", explique la formation politique.

"En Europe, pour avancer, nous aurons soit la convention multilatérale du Conseil de l’Europe, soit la directive européenne, résumé Nicole Marie Meyer de Transparency International. Tout l’enjeu sera que cette dernière reprenne les meilleures pratiques et non pas les standards a minima." 

En France, la proposition de loi déposée en décembre dernier par le député socialiste Yann Galut, en collaboration avec l’ONG, reprend les standards exigeants du Conseil de l’Europe. Le texte demande ainsi à ce qu’une agence dédiée à l’alerte, "indépendante du pouvoir", soit mise en place.

La proposition de loi pose aussi le principe d’une indemnisation du lanceur d’alerte pour tout dommage financier ou moral qu’il aura subi. A ne pas confondre avec le principe d’une rémunération sur le modèle américain. Certaines de ces propositions pourraient être transformées en amendements dans la loi Sapin 2, a fait savoir le ministre des Finances. L’examen du texte est prévu le 7 juin à l’Assemblée nationale.

Concepcion Alvarez
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