Publié le 01 août 2016
ÉNERGIE
Démantèlement nucléaire : le budget explose pour EDF
EDF aura-t-il les moyens de démanteler ses centrales nucléaires ? Méthode de calcul sous-évaluant les coûts, gestion des déchets radioactifs impossible à chiffrer... La facture risque d'être bien plus salée que prévu. Une chose est sûre : le bilan provisoire des projets de démantèlement en cours est peu concluant et de nombreux retards et dépassements de coûts sont déjà constatés.

Céline Jandaureck / CEA / AFP
EDF doit faire face à un véritable "mur d’investissements" dans les années qui viennent. Construction des EPR, maintenance des centrales en activité et reprise d’une partie d’Areva...Mais aussi les futurs coûts de démantèlement des 58 réacteurs nucléaires en exploitation. Les travaux s’échelonneront sur plusieurs décennies. Fin 2014, l’énergéticien les évaluait à 19,3 milliards d’euros.
Mais au final, quel sera leur montant ? Impossible à dire à ce jour, faute de retours d’expérience suffisants. La méthode de calcul d’EDF conduit à des évaluations optimistes. Toutes celles utilisées dans les autres grands pays producteurs d’électricité nucléaire aboutissent à des estimations plus élevées. La Cour des Comptes l’avait constaté en 2012 (1). L’énergéticien a basé ses estimations sur l’hypothèse d’un coût de démantèlement correspondant à 15% des coûts de construction.
Une méthode de calcul contestée
Pour la Cour des Comptes, ce chiffre "ne résulte pas d’études très approfondies". D’ailleurs, en Allemagne, "le montant des provisions prévues pour le démantèlement correspond à peu près au coût de la construction", note Monique Sené. La fondatrice du GSIEN (2) doute des résultats de l’audit commandité par l’administration française sur les coûts de démantèlement du parc d’EDF.
L'audit, publié en janvier 2016, "conforte globalement" l’évaluation de l’énergéticien. Mais "cette étude prend pour hypothèse que les travaux se dérouleront très bien, constate Monique Sené. Alors que les projets en cours montrent l’ampleur des problèmes. Exemple : on est parfois obligé de concevoir spécifiquement un robot pour pouvoir approcher un équipement très radioactif ".
Une inquiétude corroborée par les difficultés techniques, les retards et les dépassements de coûts constatés sur les chantiers en cours. Et pour cause : le démantèlement des centrales aujourd’hui à l’arrêt ou en fonctionnement n’a pas été pensé au moment de leur conception.
Des budgets largement dépassés
Le site breton de Brennilis fait figure de cas d’école. Conjointement exploité par EDF et le CEA, son exploitation a cessé en 1985 ; il est toujours en cours de démantèlement.
En 1979, la facture était estimée à 19,4 millions d’euros (en monnaie de l’époque). Elle a depuis été réévaluée à... 482 millions d’euros. Il ne s’agit pourtant, pour EDF, que de démanteler un petit réacteur de 70 MW. La puissance de ceux en fonctionnement est tout autre : 900, 1 300 ou 1 450 MW ! Elle obligera à faire face à des quantités bien plus importantes de matériaux irradiés. EDF se veut pourtant rassurant : les difficultés concernent d’autres technologies que celles de son parc en exploitation. Ses 58 réacteurs à eau pressurisée (REP) seront plus faciles à déconstruire, affirme l'opérateur historique.
Un avis que ne partage pas Jean-Claude Zerbib, ancien ingénieur de radioprotection au Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives. Car le CEA lui-même a bien du mal à déconstruire ses petits réacteurs d’expérimentation. 22 des 43 installations nucléaires de l’organisme de recherche sont en cours de démantèlement (3) et les retards s'accumulent. Fin 2015, l’Autorité de Sûreté Nucléaire (ASN) l’a d'ailleurs sévèrement rappelé à l’ordre, le sommant de revoir sa stratégie. Et pourtant, la difficulté était minime par rapport aux réacteurs d'EDF, estime Jean-Claude Zerbib. "Au CEA, beaucoup de réacteurs se trouvent en piscine. Retirer le cœur du réacteur et vidanger les circuits, c’est ôter une grande partie de la radioactivité. Dans les centrales d’EDF, les réacteurs sont placés dans une cuve, entraînant l’activation et la contamination (4) de grandes quantités de matériaux (ferraille, béton). Cela va être beaucoup plus compliqué ».
Des hypothèses hasardeuses sur les futurs projets
À Brennilis, c’est un réacteur à eau lourde (et non un REP) qui est démantelé. Mais "les difficultés ne sont pas seulement dues à la technologie de ce réacteur, estime Laura Hameaux, du réseau Sortir du nucléaire. Il y aussi un problème de perte de compétences : les personnes qui ont construit la centrale ne travaillent plus sur le site. Le problème se posera aussi pour les 58 réacteurs en fonctionnement".
Pourtant, EDF mise sur la courbe d’apprentissage et table sur des économies d’échelle, grâce à la standardisation de ses 58 REP. Dans quelle mesure cela sera-t-il en fait possible ? "Les économies d’échelle dans le démantèlement, je n’y crois pas. On avait dit la même chose pour la construction des réacteurs. Le nucléaire est caractérisé par des coûts croissants", souligne Raphaël Homayoun Boroumand, docteur en Économie et auteur de "20 idées reçues sur l'énergie" (5).
Si les économies d’échelle ne s'avéraient pas à la hauteur des attentes, c’est aussi parce que chaque projet de démantèlement des 58 REP sera unique. "Piscine de stockage, salle des commandes, emplacement des tuyauteries diffèrent selon les sites", indique Monique Sené. Sans compter que chaque réacteur a sa propre histoire, façonnée par les problèmes qui y ont été rencontrés. D’ailleurs, même le démantèlement du réacteur de Chooz A (Ardennes) s’avère plus complexe que prévu alors même qu'il s'agit d'un réacteur classique, à eau pressurisée (REP). Ce qui est en cause cette fois, c'est la spécificité du site car le réacteur a été installé dans une caverne. Coût estimé des travaux pour cette installation de puissance moyenne (300 MW) : environ 300 millions d’euros.
Pour trouver un réacteur de 350 MW dont le démantèlement a été mené à terme, il faut se tourner vers les États-Unis. Un REP y a été déconstruit dans le Maine. Les pro-nucléaires y voient la preuve que l’industrie est capable de mener ce type de projet, et à des coûts raisonnables. Cependant, si l’on en croit la CRIIRAD (6), le démantèlement a été bâclé. "Le réacteur a été dynamité, des rejets radioactifs ont eu lieu et les déchets ont été laissés sur place", affirme Roland Desbordes, président de l’association. Or, souligne-t-il, le démantèlement devait permettre selon les exploitants un "retour à l’herbe" complet : autrement dit, le site ne devait plus présenter aucune radiation et pouvoir être employé à d'autres usages.
Un problème que l'on retrouve aussi en France. "À Grenoble, où trois petits réacteurs du CEA ont été démantelés, le site ne peut pas être banalisé car le sol demeure contaminé", regrette Roland Desbordes.
Gestion des déchets : un coût encore impossible à chiffrer
Enfin, se pose encore un autre problème, de taille. Celui de la gestion des déchets radioactifs et de son coût, qui est encore très contesté comme le montre la polémique sur le projet d'enfouissement de Cigéo. Il n’est pas inclus dans l’évaluation des démantèlements d’EDF et viendra donc encore alourdir la note. "Ce coût n’est pas chiffrable, car il n’existe à ce jour aucune filière d’élimination", explique Roland Desbordes. Un vrai problème puisque la France a finalement fait le choix de démanteler les installations au plus vite après leur arrêt. Objectif : se positionner rapidement sur un marché promis à un bel essor.
Du coup, les déchets générés vont devoir être entreposés dans un premier temps sur les sites de démantèlement, faute de mieux. "Beaucoup de ces déchets sont constitués de ferrailles et bétons faiblement radioactifs. Et EDF et Areva sont tentés d’en faire des matières valorisables afin de les vendre pour réutilisation dans le domaine public", s’inquiète la CRIIRAD.