Publié le 14 juin 2016

SOCIAL
Cyril Cosme (OIT) : "le travail se transforme à un rythme jamais atteint jusqu'à présent"
Pendant deux semaines, du 30 mai au 10 juin, près de 6 000 délégués représentant les 187 États membres, des employeurs et des travailleurs se sont réunis à Genève pour la 105ème réunion annuelle de l'Organisation internationale du travail. Au menu des discussions : l'avenir du marché du travail, l'emploi des jeunes, les chaînes d'approvisionnement mondiales, le travail décent dans les États fragiles ou encore l'impact de la Déclaration de l'OIT de 2008 sur la justice sociale. De retour de Suisse, Cyril Cosme, directeur du bureau de l'OIT pour la France, nous livre son bilan.

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Novethic. La 105ème réunion annuelle de l'OIT vient de s'achever. Près de 6 000 délégués du monde entier ont réfléchi sur le thème "Construire un futur durable avec un travail décent". Quel regard portez-vous sur la réalité actuelle du travail décent dans le monde ?
Cyril Cosme. Un regard lucide. D'un côté, nous sommes en mesure de constater des progrès dans le cadre des Objectifs de développement durable (ODD), notamment sur la réduction de la pauvreté liée en partie à la l'augmentation de l'emploi et l'amélioration des conditions de travail dans les pays émergents.
Mais la tâche est immense. Le monde est en manque de croissance mais aussi d'emplois. D'ici 2030, il faudrait créer 600 millions d'emplois, rien que pour rester à la hauteur de l’accroissement de la population en âge de travailler et revenir au niveau de participation à l'emploi d'avant la crise de 2008.
Il reste aussi beaucoup à faire sur la qualité de l'emploi : plus de 50% de l’ensemble des travailleurs ne disposent d’aucun contrat de travail. Et nous notons une certaine évolution inédite concernant le salariat : il ne progresse plus. Cela tient conjoncturellement à la crise dans les pays émergents, mais pas seulement. Nous l'observons aussi dans des pays industrialisés, avec le progrès de nouvelles formes de travail, indépendant notamment.
Dans le cadre de la stratégie des ODD, il y a très clairement un nouveau consensus qui émerge sur le fait que le travail décent n'est pas une conséquence, mais bien la condition d'un développement économique durable.
La transformation du monde du travail s'accélère, que ce soit avec l'intégration du numérique, du développement durable, la multiplication des migrations, la complexification des chaines d'approvisionnement... Face à cela, quel rôle peut jouer l'OIT ?
Le rôle de l'OIT doit se jouer d’abord dans la continuité de son mandat, exercé depuis près d'un siècle, de promotion de la justice sociale, notamment en faisant respecter les droits de l'Homme dans le monde du travail. Mais il doit y avoir aussi une adaptation permanente des conditions d’exercice de ce mandat, liées aux changements dans le travail.
Comme vous le mentionnez, le travail se transforme considérablement, à un rythme jamais atteint jusqu'alors. Il nous faut réfléchir ensemble, États, employeurs et travailleurs, sur les enjeux que vous soulignez, mais aussi plus généralement sur les modes de production, le manque d'emplois, la qualité des nouvelles formes d'emploi qui se développent et le rôle du travail dans la société. Cette réflexion sur l'avenir du travail, nous la menons dans le cadre de l’initiative du centenaire de l’OIT, qui aura lieu en 2019.
Respect des normes et hausse de la productivité sont compatibles
L'un des thèmes forts de la réunion annuelle de cette année portait sur le travail décent dans les chaines d'approvisionnement. Certains, comme le groupe des travailleurs, souhaitent, à terme, l'établissement d'une norme sur le sujet. Quel compromis a finalement été trouvé ?
Cette discussion sur la chaîne d'approvisionnement était extrêmement importante car elle est devenue le moteur de la mondialisation. Et elle a été productive. Le compromis, sinon le consensus, qui a été trouvé par la Commission sur le travail décent dans les chaînes d’approvisionnement mondiales est défini dans la résolution qui a été adoptée vendredi 10 juin. Cette résolution donne un mandat clair à l'OIT pour approfondir le sujet et proposer des mesures concrètes.
Il s’agit d'abord de mieux comprendre le phénomène : 1 personne sur 5 dans le monde travaille au sein d'une chaîne d'approvisionnement et ces chaines pèsent beaucoup sur les conditions de travail et leur évolution. Un comité d'experts tripartite devrait être mis en place dans les prochains mois pour élaborer un cadre d'actions. Sa mission : "évaluer les défaillances qui conduisent à des déficits de travail décent dans les chaînes d’approvisionnement mondiales ; identifier les défis majeurs de gouvernance qu’il faut relever ; examiner quels orientations, programmes, mesures, initiatives ou normes sont nécessaires".
L'adoption d'une norme n'était pas possible cette année, car la chaîne d'approvisionnement faisait l'objet d'une discussion générale et non d'une discussion normative, mais dans la résolution, la question d’un cadre normatif reste ouverte. Cela dit, ce que nous soulignons, c'est qu'une seule mesure ou un seul instrument ne permettra pas de régler tous les problèmes.
Quelles sont les autres initiatives que vous souhaitez soutenir ?
Il faut multiplier les initiatives de tous bords. Beaucoup viennent aujourd'hui du secteur privé, mais nous insistons sur l'importance de la gouvernance politique : il y a des lacunes dans l'encadrement au niveau national de la chaîne d'approvisionnement, comme l'a montré l'effondrement du Rana Plaza en 2013.
Les États doivent agir d’abord par la ratification des conventions de l'OIT, notamment celles que l'on appelle "fondamentales", mais aussi par les autres, notamment celles prévoyant des clauses sociales dans les marchés publics ou le renforcement de la négociation collective.
Il faut aussi renforcer les services d’inspection du travail, comme l’OIT le fait au Bangladesh.
Pour les entreprises, leurs politiques d’achats ont des incidences évidentes sur les conditions de travail auprès des fournisseurs. Parmi les initiatives à encourager, il faut par exemple mentionner les accords-cadres internationaux qui permettent de développer le dialogue et d'améliorer les conditions de travail dans les entreprises des pays de production. L'OIT travaille déjà aussi sur des partenariats avec des entreprises, comme les programmes SCORE, destinés aux PME (formations pratiques et activités de conseil sur site pour améliorer la productivité et les conditions de travail), et Better Work dans le secteur du textile et de l'habillement, qui repose sur la mutualisation des audits sociaux, le dialogue social et l’amélioration des conditions de travail dans les entreprises.
Ce que l’expérience de ces programmes nous apprend, c'est que d'une part, les audits sociaux sont certes nécessaires mais pas suffisants pour répondre au défi de l'expansion constante de la chaîne et qu'il faut insister sur l'importance de la relation client/fournisseurs de long terme, avec un vrai dialogue social. Et, d'autre part, que le respect des normes de sécurité, de bonnes conditions de travail et de dialogue social peuvent aller de pair avec l'augmentation de la productivité.
L'OIT a aussi noué des partenariats avec des entreprises comme H&M. D'autres sont-ils envisagés avec des entreprises françaises sur la problématique spécifique de la chaîne d'approvisionnement ?
Pas encore, mais nous y travaillons. Nous avons des partenariats sur la protection sociale ou le handicap, mais pour l'instant rien sur la chaîne d'approvisionnement. Cela dit, les entreprises françaises sont souvent en pointe au niveau international sur la question des accords-cadres et des programmes RSE.