Publié le 30 mai 2016

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SOCIAL

Bernard Thibault : "L’OIT peut donner du sens à la RSE"

Pendant deux semaines à compter de ce lundi, l’Organisation Internationale du Travail (OIT) tient sa 105ème réunion annuelle. Au menu des discussions : le travail décent dans la chaine d’approvisionnement. Pour Bernard Thibault, l’ancien secrétaire général de la CGT devenu membre du conseil d’administration de l’OIT et auteur du livre "La troisième guerre mondiale est sociale", l’organisation a un rôle déterminant à jouer pour responsabiliser les acteurs de la chaîne de sous-traitance. Il nous explique pourquoi.

Pour Bernard Thibault, l’Organisation Internationale du Travail a un rôle déterminant à jouer pour responsabiliser les acteurs de la chaîne de sous-traitance.
AFP Photo / Kenzo

Novethic. Il y a 3 ans, l’accident du Rana Plaza montrait au grand public les ravages d’un modèle devenu dominant basé sur des chaines d’approvisionnement de plus en plus complexes, souvent opaques, parfois mal maîtrisées par les donneurs d’ordre. Quel regard portez-vous sur cette situation ?

Bernard Thibault. Ce qui est remarquable et effrayant, c’est leur dimension. La place que ces chaines d’approvisionnement occupent dans l’économie mondiale. Cela recoupe en partie la problématique de l’influence grandissante des multinationales, qui constituent une partie des donneurs d’ordre.

Quelques chiffres pour bien comprendre : on compte aujourd’hui plus de 50 000 entreprises multinationales dans le monde. Celles-ci contrôlent près de 450 000 filiales et emploient directement plus de 200 millions de personnes. Près d’un travailleur sur cinq travaille indirectement pour une multinationale ! C’est déjà une proportion considérable et elle continue de progresser. Cela structure – ou déstructure – de plus en plus l’économie mondiale et la façonne, y compris dans sa dimension sociale. Et l’on sait que, souvent, dans une chaine d’approvisionnement, plus on s’éloigne de la maison mère et plus les conditions sociales se dégradent. 

Cela a été mis en lumière dramatiquement, vous le soulignez, par l’effondrement du Rana Plaza, qui a tué plus de 1 100 ouvrières du textile, puis par les polémiques qui ont suivi pour déterminer les responsabilités des uns et des autres dans l’accident. Aujourd’hui, une dizaines de responsables locaux ont été jugés pour leur responsabilité dans la catastrophe mais l’on ne peut pas s’en tenir à cela.

La question qui se pose est bien de déterminer les responsabilités tout au long de la chaine de valeur, jusqu’aux donneurs d’ordre. C’est notamment ce qui a conduit l’OIT à retenir ce thème pour sa 105ème réunion annuelle (qui débute aujourd’hui, NDLR).

 

Quelles sont les conséquences sur les travailleurs ?

Aujourd’hui, un travailleur sur deux dans le monde n’a pas de contrat de travail (secteur informel)… Encore 168 millions d’enfants sont au travail, dont 85 millions dans des travaux dangereux. 21 millions de personnes sont victimes de travail forcé. Les profits illégaux générés par le travail forcé et l’esclavage moderne s’élèvent à au moins 150 milliards de dollars par an ! 73% de la population mondiale ne bénéficie pas d’une protection sociale adaptée. Et la moitié de la population mondiale vit dans des pays qui n’ont pas ratifié les conventions de l’OIT protégeant la liberté syndicale, le droit de grève et le droit à la négociation collective…

On ne peut pas imaginer, compte tenu du poids et de la dimension des chaines d’approvisionnement, qu’elles sont aujourd’hui totalement exemptes de responsabilité. Les dérives se produisent souvent dans des Etats "défaillants", mais les donneurs d’ordre ont aussi leur rôle à jouer. Car même si ces chaines sont constituées d’un ensemble structuré sur un plan juridique, administratif et fiscal qu’il est parfois difficile d’identifier, on peut aussi admettre que, parmi les arguments justifiant ce cloisonnement, la volonté d’échapper à des obligations sur le terrain fiscal ou social est omniprésente.

On a inversé la hiérarchie des priorités. Alors que la déclaration de Philadelphie de 1944 (la déclaration déterminant les buts et objectifs de l’OIT, NDLR)  assurait la primauté des considérations humaines sur les considérations économiques et sociales, on nous explique aujourd’hui que c’est le progrès économique qui est susceptible de produire du progrès social ! Or il n’y a absolument rien d’automatique. Au contraire. On a plutôt l’impression que la gestion par les critères financiers prend le pas sur les considérations sociales…  

 

Redéfinir le travail décent

 

Comment définiriez-vous une chaine d’approvisionnement responsable ?

Je crois qu’il faut reprendre la définition du travail décent de l’OIT. Cela comprend les rythmes de travail humain, un revenu permettant de vivre décemment, le droit à la protection sociale, le droit à la formation, le respect des libertés d’association dans l’entreprise, etc.

 

Justement, cette année, une partie de la réunion annuelle de l’OIT est consacrée au travail décent dans la chaine de valeur. Comment l’OIT peut-elle agir pour mieux encadrer les pratiques de sous-traitance ?

Lors de notre réunion annuelle, nous devons notamment réfléchir au principe d’une nouvelle norme sur le travail décent dans les chaines de valeur. Pour nous, représentants des travailleurs, il s’agit de conforter la mission de l’OIT, c’est-à-dire de garantir la paix par la justice sociale. Mais même s’accorder sur le seul principe d’une norme est un pari loin d’être gagné, car cela obligerait les États à rendre des comptes sur ce sujet, avec la possibilité, pour les syndicats par exemple, de porter plainte en cas de non-respect de la norme. Même si, malheureusement, il n’existe pas de sanctions à ce jour.

L’OIT fonctionne sur le bon vouloir des États à améliorer les conditions sociales. Or, certaines firmes, qui ont une assise internationale, jouent soit des incapacités des États, soit de leur complaisance à l’égard du moins disant social. Il n’est pas acceptable que des activités puissent continuer à se développer en violation du droit du travail. Lorsque c’est le cas, l’OIT qualifie d’ailleurs les profits d’illégitimes.

Les chaines de valeur, du fait de leur poids économique, financier, voire politique, doivent aussi être mises face à leurs responsabilités. Il est temps de réfléchir à des dispositifs de responsabilisation. L’OIT est sans doute le lieu qui peut donner du sens à la responsabilisation sociale et environnementale des entreprises (RSE). Le premier travail sera de clarifier jusqu’à quel niveau il faut aller pour définir cette responsabilité. Et cela fait débat.

 

Vers une notation sociales des pays ?

 

Les grandes entreprises expliquent qu’elles mettent déjà en place, dans le cadre de politiques RSE justement, des mesures destinées à éviter les violations des droits humains : cartographie des risques, évaluation des fournisseurs, audits sociaux…

Les entreprises mettent effectivement en place ce que l’on appelle des démarches RSE, auxquelles je consacre un chapitre dans mon dernier livre (1). Il faut bien sûr encourager les entreprises à intégrer dans leur propre fonctionnement des mesures qui les amènent à être vigilantes et à être garantes d’un certain nombre de mesures environnementales, sociales, etc. Mais il faut aussi reconnaître que l’attitude des entreprises peut être très variable, entre volontarisme et simple affichage de bonne volonté sans mise en face de moyens.

Des outils comme les accords-cadres mondiaux, qui sont noués avec des représentants syndicaux et qui, sur le plan social, sont censés intégrer le respect des normes sociales du BIT, peuvent être intéressants. Mais l’on en recense seulement quelque 130 dans le monde, principalement dans les entreprises d’assise européenne.

Ce qui leur manque aussi, ce sont les outils de suivi et de contrôle sur un territoire décentralisé. Cela pourrait être dévolu aux représentants des travailleurs.

Pour les entreprises grand public, on voit aussi que la pression des consommateurs, demandant à mieux connaître les conditions de fabrication des produits et services qu’elles fournissent, finit par avoir une influence sur leur comportement.

Ce qui est sûr, c’est que l’on ne peut pas uniquement se cantonner à ces déclarations pour faire le bilan des engagements pris par une firme. Pour contrôler les résultats obtenus, il faut accepter qu’une tierce personne puisse livrer une appréciation. L’OIT pourrait être cette institution internationale qui, du fait de son statut et de son mandat, pourrait se voir reconnaitre comme institution de suivi et de contrôle, voire de dépôts de plainte. Non seulement contre les États, mais aussi les multinationales menant des activités en infraction avec le respect des normes. Aujourd’hui, dans le cadre de l’OIT, ce n’est possible que pour les Etats. 

 

Porter plainte contre une multinationale est cependant possible devant les points de contacts nationaux (PCN) dans le cadre des principes directeurs de l’OCDE par exemple…

Oui, mais avec des insuffisances. Ces organes ont aussi le défaut d’être marqués comme nationaux. Certains peuvent être réticents à l’idée de demander aux entreprises d’être plus respectueuses des droits et donc de risquer que le pays soit moins attractif. Et ce alors que les États sont dans une compétition, par le moins disant social, pour attirer des capitaux ou des entreprises.

Il est pour moi légitime, dans un cadre international, de demander à des multinationales de reconnaitre une légitimité à une institution internationale de se pencher sur une situation locale. Notamment dans le cas où les États sont défaillants.

 

En quoi l’OIT aurait-elle plus de légitimité et d’efficacité que d’autres normes internationales (telles que les principes directeurs de l’OCDE ou des Nations Unies à l’attention des multinationales) et nationales, comme le ferait la loi sur le devoir de vigilance encore en discussion en France ?

Toutes ces règlementations vont dans le même sens de la recherche de mesures plus efficaces, plus pertinentes. Elles se complètent. Et je crois à la force du mouvement par l’exemple.

Ce fut notamment le cas pour la création de l’OIT. Au départ, il s’agissait seulement d’une dizaine d’États. Aujourd’hui, 186 pays ont ratifié des conventions. L’OIT a cela en plus qu’elle est la seule institution internationale tripartite qui compte en son sein les représentants des États, des travailleurs et des employeurs. Que sa mission est de promouvoir le progrès social à travers le monde. Et que c’est une agence de l’ONU.

C’est en fait moins sa légitimité qui pose question que les moyens dont elle dispose pour assumer son mandat. Il faut notamment revoir la recherche de l’unanimité ou du consensus ; celle-ci est trop souvent un subterfuge pour rendre l’institution impuissante. C’est par exemple ce qui fait traîner les procédures contre le Qatar qui multiplient les promesses d’amélioration, et les pressions internationales pour échapper à un examen approfondi de sa situation sociale, sur les travailleurs immigrés notamment.

De même, pourquoi ne pas confier à l’OIT la mission d’établir une notation sociale des pays qualifiant leur degré de performance à l’égard des normes du travail ? Il s’agirait de prendre en compte le niveau de ratification, la qualité des textes ratifiés et la qualité de leur mise en œuvre, sur la base de l’examen des plaintes et observations que sa mauvaise application peut générer. Ce serait une bonne base pour imaginer les moyens de renforcement du régime de sanctions, face aux cas avérés de violation.

Enfin, l’OIT doit jouer un rôle dans l’établissement d’une clause sociale dans les accords de libre- échange.

 

(1) Bernard Thibault, "La Troisième guerre mondiale est sociale", Les éditions de l’Atelier, 2016
Propos recueillis par Béatrice Héraud
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