Publié le 23 mai 2016

SOCIAL

Dopage au travail : les entreprises sortent enfin du déni

Amphétamines, cocktails caféinés, cocaïne... Pour des raisons personnelles ou pour rester performants, certains salariés consomment des substances illicites. Les entreprises sortent enfin du déni et commencent à mettre en place des actions de prévention et d’accompagnement.

Photo d'illustration.
RBFried / iStock

Le dopage en entreprise ? C'est ce postier qui prend 20 à 25 gélules caféinées par jour, l’équivalent de cinq expressos pour chaque dose. Ou ce cadre en open space qui s'envoie une pointe de cocaïne toutes les 45 mn pour rester à son niveau de performance… Un dopage presque invisible en entreprise.

Ces deux exemples sont tirés du quotidien du docteur Michel Hautefeuille, spécialisé sur la question des addictions à l’hôpital Marmottan. Les premiers salariés qu’il a reçus en consultation venaient de La Défense. Désormais tous les secteurs, tous les métiers sont concernés, du coursier au financier, du postier à l’enseignant. "Ce sont soit des salariés déjà addicts et qui viennent travailler, ce qui relève de cas personnels ou individuels, soit des salariés qui sont amenés à augmenter leurs performances à travers des produits pour faire face à ce qui leur est demandé." 

Aujourd’hui, ils ont à leur disposition un éventail varié de dopants : caféine, cocaïne, tranquillisants et amphétamines, ces dernières connaissant un succès croissant, sachant qu’il est relativement aisé de se les procurer sur Internet.

En octobre 2015, l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies sur la consommation des substances psycho-actives en milieu professionnel estimait que 9% des salariés consomment du cannabis, 0,8% de la cocaïne et 0,5% de l’ecstasy ou des amphétamines. Avec des différences notoires en fonction du sexe et de la profession.

Ce sont les employés hommes qui consomment le plus de cocaïne (3,6%) et d’ecstasy / amphétamines (2,4%), loin devant les cadres (0,6% dans les deux cas).

Chez les femmes en revanche, ce sont les postes de cadres qui sont les plus impactés (0,6% et 0,3%).

Les niveaux de consommation diffèrent également selon les secteurs. Les substances illicites sont plus consommées dans le secteur des arts et spectacles et celui de l’hébergement et de la restauration.

 

Une préoccupation croissante des entreprises

 

Les entreprises prennent aujourd’hui conscience de la situation. En témoigne la forte participation de DRH et directeurs d’unité à la Journée nationale de prévention des conduites addictives en milieux professionnels, organisée le 22 octobre dernier par la Mildeca (Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives). "Jusque-là, le thème de ces journées de réflexion n’attirait que des médecins du travail et des professionnels de la santé", remarque Michel Hautefeuille.

En amont de l’événement, la Mildeca avait lancé un sondage auprès des dirigeants, responsables RH et représentants du personnel*. 91% des personnes interrogées y déclarent que les personnels de leur structure consomment au moins un produit psychoactif. Et plus de 8 personnes sur 10 affirment être préoccupées par ces problématiques, conscientes des risques que ces conduites font peser sur la sécurité en milieu professionnel et sur les performances des organisations. La recherche du dialogue avec le salarié et le recours au médecin du travail reste la démarche la plus courante (69%) et la moitié des entreprises a mis en place des actions de prévention au niveau collectif.

Des actions qui visent une prévention à plusieurs niveaux. D’abord, former les professionnels de la santé à une meilleure connaissance du sujet. Puis sensibiliser les salariés à leur responsabilité quand ils sont témoins de conduites addictives. Enfin, sensibiliser les managers au repérage des comportements d’addiction et à la façon de mener un entretien.

 

Sensibiliser et responsabiliser les salariés témoins

 

Du côté des salariés, le principal frein vient de leur refus de "dénoncer". L’APHP (Assistance publique des hôpitaux de Paris) a ainsi opté pour une journée de sensibilisation autour de l’automédication et des risques. "Nous avons diffusé trois témoignages d’une aide-soignante, d’une puéricultrice et d’un médecin urgentiste, expliquant leurs difficultés et l’engrenage de la dépendance", explique Isabelle Chavignaud, en charge de la prévention des addictions. L’initiative semble convaincante : elle est de plus en plus sollicitée par des salariés témoins de comportements addictifs chez leurs collègues.

Autre approche, celle de PGO Automobiles, une PME de construction automobile située dans le Gard. "Nous avons constitué un groupe référent composé de salariés, de membres du CE et du CHSCT, vers lesquels des collaborateurs en difficulté peuvent se confier, explique Christine Choclan, la DRH. Pendant deux jours, ils ont été formés à la réglementation ainsi qu’à la façon de recueillir les propos d’un salarié, de les faire remonter et d’aider la personne." 

Au sein d’ArcelorMittal Atlantique-Lorraine, l’accent a été mis sur la notion de vigilance partagée santé-sécurité, avec le slogan suivant : L’indifférence nuit gravement à la santé. "Notre message est clair : il est  de la responsabilité de tous d’alerter lorsque quelqu’un est en danger", explique le Dr Dominique Delahaigue, médecin-coordinateur de l’entité, qui met actuellement en place un plan de prévention des addictions global sur l’ensemble des huit usines. En marge des formations pour tous les managers et salariés, le règlement intérieur et les procédures seront revus.

 

Des difficultés à repenser le fonctionnement plus large de l’entreprise

 

Mais les entreprises sont plus réticentes à s’interroger sur les liens entre conduites addictives et travail (organisation du travail, management, culture d’entreprise). Or les études citées dans la synthèse de l’OFDT font apparaître des corrélations entre surcharge de travail et insécurité de l’emploi et les consommations d’alcool et de drogues illicites avant et pendant la journée de travail. Par ailleurs, les horaires de travail, lorsqu’ils sont irréguliers, trop intenses ou de nuit, apparaissent clairement liés à la consommation de substances psycho-actives.

"Les entreprises se heurtent à la difficulté de faire la part des choses entre ce qui relève de la souffrance et la fragilité d’une personne et de l’organisation du travail, explique Gladys Lutz, chercheuse au Cnam en psychologie du travail et fondatrice d’Additra, qui intervient auprès des entreprises en conseil et formation. Et les outils de tableau de bord ne sont pas adaptés pour mesurer la réalité de l’impact d’une organisation." 

Une analyse partagée par Patricia Coursault, directrice du travail chargée de mission Prévention à la Mildeca : "L’enjeu est de passer d’une approche individuelle à une approche collective et interdisciplinaire. La réticence des entreprises vient de leur peur d’être stigmatisées." 

Dominique Delahaigue est consciente de cet enjeu et estime que la réflexion doit s’étendre à l’organisation du travail, par la mise en place de groupes pluridisciplinaires. "Le travail est cadrant et structurant, mais peut être source de stress. Mettre en place des indicateurs qui puissent faire le lien entre stress et addictions permettra d’évaluer le risque. Nous avançons à petits pas sur cette piste." 

 

* Enquête menée auprès de 605 dirigeants, encadrants et personnel RH, et 253 représentant du personnel ou syndicats des entreprises du secteur public et privé.
Pascale Colisson
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