Publié le 30 mars 2023
SOCIAL
Devoir de vigilance, six ans après : "Une loi aussi ambitieuse qui tient sur une page A4 ne peut pas être révolutionnaire"
La loi sur le devoir de vigilance, qui contraint les grandes entreprises à prévenir et réparer les violations des droits humains et environnementaux sur l'ensemble de leur chaîne de valeur tient-elle ses promesses ? Six ans après son adoption, le bilan est mitigé. La première et unique décision de justice sur le devoir de vigilance semble décevante et les décrets d'application n'ayant toujours pas été publiés, le cadre manque. Mais la directive européenne en préparation pourrait bien changer la donne.

Mohammad Ponir Hossain / NurPhoto / AFP
C’était le 27 mars 2017. La France adoptait une loi sur le devoir de vigilance qui visait à prévenir et à réparer les violations liées aux droits humains et à l’environnement tout au long de la chaîne de valeur. Les grandes sociétés doivent ainsi identifier les risques chez leurs filiales, sous-traitants, fournisseurs et mettre en place un plan de vigilance. Six ans après, quel est le bilan ? Teleperformance, Suez, Casino, TotalEnergies, McDonald’s… une quinzaine de groupes ont fait ou font l’objet de poursuites judiciaires basées sur le devoir de vigilance. Mais à ce jour, aucune décision sur le fond n’a été rendue. "Le temps judiciaire est long", affirme Solène Sfoggia, avocate en contentieux, compliance et éthique des affaires.
D’autant que la première et seule décision de justice basée sur le devoir de vigilance n’a fait qu’alimenter la déception des ONG. Le 28 février dernier, six ONG qui avaient attaqué TotalEnergies sur son devoir de vigilance pour son méga projet pétrolier EACOP / Tilenga en Ouganda et Tanzanie, ont été déboutées par le juge des référés du Tribunal de justice de Paris. Une "occasion manquée par la justice française", commentait Juliette Renaud des Amis de la Terre. Est-ce à dire que le devoir de vigilance, tant attendu, est mort dans l’œuf ?
Le devoir de vigilance n’est pas mort
Non, répond Charlotte Michon, avocate spécialisée en droits humains et devoir de vigilance. "Le concept de la loi est révolutionnaire. Dans les entreprises, le devoir de vigilance a fait bouger les lignes", affirme-t-elle. Un avis partagé par sa consœur Solène Sfoggia. "Dans l’affaire TotalEnergies EACOP, il ne s’agit pas d’une procédure au fond. Pourtant, le juge des référés a pris le temps de publier une décision de 25 pages, symbole de l’importance du sujet", avance-t-elle.
Si le sujet a une telle importance c’est que la France fait figure de pionnière en la matière. L’Hexagone a pris du temps à accoucher d’une telle loi, cinq ans après le drame du Rana Plaza. L’effondrement d’une usine textile au Bengladesh qui a provoqué la mort de plus de 1100 ouvrières et ouvriers a été le déclencheur d’une prise de conscience de la responsabilité des multinationales vis-à-vis de leurs sous-traitants. Il a fallu quatre ans à la France, après une première proposition de loi déposée en novembre 2013, pour adopter la loi sur le devoir de vigilance. Mais depuis, les décrets d’application n’ont toujours pas été publiés par les autorités publiques, le cadre manque.
"On n’est pas allé au bout de la démarche"
"Une loi aussi ambitieuse qui tient sur une page A4 ne peut pas être révolutionnaire", tranche Hugo Mickeler juriste-chercheur chez Novethic. "Il faut que la loi soit complétée par des décrets d’application si on veut avancer. L’esprit de la loi est très beau, mais on n’est pas allé au bout de la démarche". Les parties prenantes et experts regardent désormais du côté de l’Europe. Alors que l’Allemagne, les Pays-Bas ou l’Espagne se sont déjà dotés d’une loi inspirée de la loi française, une directive européenne devrait voir le jour en 2025 et ainsi coordonner l’effort. D’où l’attentisme actuel de l’État français sur sa loi qui pourrait vite devenir obsolète face à la directive européenne. "La France joue un rôle important pour faire avancer l’adoption d’une directive au niveau européen", atteste Solène Sfoggia.
La directive, si elle n’est pas vidée de sa substance par les lobbys d’ici là, devrait créer une nouvelle autorité de suivi qui aurait un pouvoir de sanction et d’enquête pour prévenir les incidents. De quoi pousser les entreprises à anticiper cette nouvelle arme. "Elles ne sont pas encore prêtes à voir débarquer les autorités pour juger leurs démarches. On observe déjà un appel d’air de pré-anticipation", indique Charlotte Michon. En attendant que les entreprises se mettent en ordre de marche, l’année 2024 devrait marquer un tournant pour l’application de la loi. Plusieurs décisions de justice sur le fonds devraient être rendue au cours de l’année alors qu'une quinzaine de contentieux sont en cours.