Publié le 12 février 2022
SOCIAL
Catherine Malabou : "Gilets jaunes, Convois de la Liberté… Une nouvelle forme d’expression sociale anarchiste est en train de se dessiner"
Dans son dernier livre, la philosophe Catherine Malabou assimile les nouveaux mouvements sociaux refusant la verticalité, tels que les Gilets Jaunes, à un "anarchisme de réveil". Elle y voit une nécessité de "restructuration profonde de la démocratie", passant par moins d'autoritarisme. Un sujet d'autant plus d'actualité que Les Convois de la Liberté, mouvement s'opposant aussi bien au pass vaccinal qu'à la baisse du pouvoir d'achat, manifestent en France.

@EstelleRuiz/HansLucas/AFP
Gilets jaunes, Nuit Debout… Pourquoi estimez-vous, dans votre livre*, que ces mouvements relèvent de "l’anarchisme du réveil" ?
Aujourd’hui, il y a une confrontation entre deux types d’anarchisme. D’un côté, l’anarchisme de fait qui signe un tournant libertarien du capitalisme où chacun est laissé à l’abandon, doit être un peu le gestionnaire de soi-même… J’appelle cela l’ubérisation généralisée de la vie. On peut louer son appartement, on gère sa santé, etc. On est dans une logique d’horizontalité mais toujours avec un objectif de profit. J’ai par exemple beaucoup travaillé sur les crypto-monnaies, sur la critique des impôts, des taxes… La logique capitaliste a changé de mode d’expression mais elle est toujours là.
De l’autre côté, on trouve un anarchisme d’éveil, qui est un mouvement d’émancipation qui se manifeste à travers des mouvements comme les Gilets jaunes ou Nuit debout, même si ses acteurs ne se revendiquent pas forcément anarchistes. Ces deux types d’anarchisme n’attendent plus rien du gouvernement et des interventions de l’État. Mais l’anarchisme de réveil est en faveur d’une réorganisation de la société qui reposerait sur l’égalité, le partage des richesses et une logique d’émancipation sociale. Ils partent du même constat mais ils en tirent des conclusions différentes, même opposées.
Pourquoi ces mouvements émergent aujourd’hui ?
Si on écoute les revendications des Gilets jaunes des débuts, quand ils étaient sur les ronds-points, ce qui est clair, c’est qu’ils refusaient toute organisation syndicale et toute récupération par des partis. C’est assez nouveau : pour la première fois, on voyait une explosion sociale qui ne supportait pas d’être récupérée par des mouvements verticaux. Il y a aujourd’hui, et on le voit aussi avec les "Convois de la liberté", un refus d’être assigné à des mouvements organisés. Pour moi il s’agit une manifestation de type anarchiste. Ces manifestations sont liées à la crise de la démocratie aujourd’hui.
En période électorale, beaucoup de gens ne se reconnaissent dans aucun candidat, n’ont absolument pas confiance dans les promesses des partis. Il y a un appel à une restructuration profonde de la démocratie qui devrait être beaucoup plus directe, beaucoup plus participative et beaucoup moins autoritaire. Tous ces mouvements remettent en cause un autoritarisme. On peut ne pas être d'accord avec les anti-pass, les anti-vax, mais ce qu’ils ont tête, c’est le fait qu’on nous impose des règles sans demander notre avis.
Comment répondre à ce type de revendications ?
Je pense qu’il y a une nécessité de négociation entre les formes actuelles de la cinquième République et des nouveaux visages de la population. Cela devrait passer par des réformes institutionnelles, à commencer par comptabiliser le vote blanc par exemple.
Une nouvelle forme d’expression sociale est en train de se dessiner. Je pense que l’élection présidentielle sera une élection par défaut. Personne ne sera satisfait, il y aura une abstention massive. C’est pourquoi il faut une refonte de la démocratie, donner plus de place à la démocratie directe, au référendum, aux consultations citoyennes, aux assemblées participatives. Donner plus d’initiative aux gens, écouter beaucoup plus les revendications.
Dans l’imaginaire collectif, l’anarchisme renvoie au chaos. Est-il possible de faire émerger des mesures concrètes de ces mouvements ?
Le terme a signifié le chaos depuis Aristote, c’est-à-dire le IVè siècle avant JC. Anarchie voulait dire littéralement sans principe, désordonné, chaotique. Jusqu’à 1840 où Proudhon écrit : "Qu’est-ce que la propriété" où il change la définition du mot. Pour la première fois il dit : l’anarchisme n’est pas un désordre, c’est l’ordre moins le pouvoir. On a cette idée qu’une absence de gouvernement, ce n’est pas le désordre mais un ordre différent qui repose sur le collectif, la communauté, la mutualité. Ce que disent les anarchistes, c'est que le vrai désordre c’est l’ordre quand il n’est pas consenti.
Mais l’anarchisme n’est pas qu’une utopie, c’est un projet de refonte du monde matériel. Si on prend la santé par exemple, on ne peut plus imaginer qu’on va reconstituer les services publics. Je pense qu’on est sorti de la logique de l’État-providence, à tort ou à raison. Mais les hôpitaux devraient cesser d’être gérés par des administrateurs qui ne connaissent rien au problème et qui imposent de pures logiques commerciales à des établissements qui ne devraient pas fonctionner selon cette logique-là. On sait que la plupart des directeurs d'hôpitaux ne sont pas médecins. Je pense que, dans chaque hôpital, il faudrait qu’il y ait une direction commune entre infirmières, médecins, aides-soignantes… cela devrait être autogéré sur la base de décisions collectives. Cela est loin d’être impossible.
*Au voleur ! Anarchisme et philosophie, de Catherine Malabou, PUF, 408 pages.
Propos recueillis par Marina Fabre Soundron @fabre_marina