Publié le 21 novembre 2014
SOCIAL
Brigitte Grésy : "En entreprise, la maternité reste très sanctionnée"
Membre du Haut Conseil à l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes (HCE) et secrétaire générale du Conseil supérieur de l’égalité professionnelle (CSEP), Brigitte Grésy est une spécialiste des questions de mixité. Elle revient sur la persistance des inégalités salariales entre les hommes et les femmes en France, malgré les nombreuses mesures prises en faveur de l’égalité. Et fait le point sur les actions qui font bouger les choses. Entretien.

© Céline Oziel / Novethic
Novethic - Le Forum économique mondial a publié le 28 octobre son Rapport sur la parité hommes femmes : il faudra attendre encore 81 ans pour atteindre cette parité. Pourquoi est-ce aussi long ?
Brigitte Gresy - Les projections comme celles-ci sont extrêmement aléatoires. Ce qui est clair, c’est que le chemin vers l’égalité n’est jamais facile, il ne se fait jamais tout seul. Ce sont toujours des politiques publiques, assez précises, qui permettent de renverser un peu le cours des choses. Les politiques pour l’égalité doivent être incessantes, à la fois au niveau macroéconomique et microéconomique, au niveau de l’entreprise. Il faut aussi travailler pour booster la vigilance individuelle des femmes et des hommes.
Le manque de prise en compte de la parentalité en entreprise est-il la faiblesse majeure de la France ?
En France, nous disposons d’un trio d’indicateurs tout à fait original: un taux d’activité des femmes très important (83% des femmes de 24 à 49 ans travaillent), une bonne formation initiale (2/3 des diplômés du 3e cycle sont des femmes) et le plus fort taux de fécondité en Europe. La France présente un portrait paradoxal: d’un côté, l’égalité est bien travaillée, mais en même temps, nous avons des cerveaux très archaïques, des systèmes de représentation qui demeurent complètement rigidifiés, anciens. Il existe une tension très forte entre la réalité de la vie, où la femme se partage entre les sphères publique et privée, et des systèmes de représentation avec la mère qui s’occupe des enfants et le père qui pourvoit aux besoins de la famille.
Est-ce pour cela que l’inégalité salariale reste encore très présente en France ? Le Forum économique mondial classe la France au 126e rang sur 144 en la matière…
L’égalité salariale est un sujet très compliqué et les comparaisons mériteraient d’être davantage affinées. En France, depuis de nombreuses années, nous avons un écart de 27% de rémunération entre les hommes et les femmes. Sur ces 27%, 20% sont dus à des facteurs externes comme le temps partiel, les différences de secteurs et de contrats, d’heures supplémentaires, de responsabilité, de qualification… Ces facteurs expliquent donc que la masse salariale des femmes soit inférieure à celle des hommes. Mais dans ces 27%, il y aussi 7% de "taux résiduel inexpliqué" (c’est-à-dire ce qu’il reste lorsque l’on a enlevé tous les facteurs externes comme le travail à temps partiel par exemple, NDLR). C’est un chiffre important qui est purement lié à la discrimination systémique, c’est-à-dire au fait que, pour un employeur, une femme est un agent à risque. La femme est perçue comme moins mobile, moins disponible, moins flexible à cause des enfants. Le poids de la parentalité est plus fort en France et dans les pays du Sud que dans les pays du Nord. C’est une vision binaire: en entreprise, la paternité ne se dit pas, ne se pense pas, tandis que la maternité peut se dire, mais est très sanctionnée. Ceci s’explique par le fait que la parentalité n’est pas suffisamment prise en compte dans l’entreprise, et cela joue sur la carrière, et donc sur les écarts de rémunération.
Pourtant, les choses bougent: le Pacte des stéréotypes du Laboratoire de l’Egalité a été lancé il y a un an, et le Haut Conseil à l’égalité vient d’annoncer des mesures pour mieux lutter contre les stéréotypes. Vous-même avez publié en avril dernier le livre "La vie en rose, pour en découdre avec les stéréotypes"…
Pas mal de choses évoluent. L’Observatoire de la parentalité a créé deux chartes, dont une sur l’aménagement du temps. Il y a de plus en plus "d’accords égalité" qui sont signés. Et puis des mesures publiques ont été prises: construction de places d’accueil, réforme du congé parental avec partage de ce temps avec le père. Essayer d’arrimer le père dès la naissance est une mesure clé pour entraîner les hommes dans une paternité active. C’est aussi une pression sur l’entreprise, pour qu’elle prenne en compte cette parentalité. Mais il faut poursuivre en accentuant la réflexion sur les carrières et l’évaluation des critères RH, des engagements sur le temps et, surtout, les quotas.
La loi du 4 août pour l’égalité entre les femmes et les hommes marque-t-elle un tournant dans la course à la mixité ?
Par le biais de ces "accords égalité", les entreprises sont obligées de se donner des indicateurs de progression dans les 9 domaines qui font la place des femmes dans le marché du travail (l’embauche, la formation, la promotion, la rémunération, la qualification, la classification, l’articulation des temps, les conditions de travail, et la santé et sécurité au travail). Les entreprises de plus de 300 salariés doivent choisir 4 domaines (3 pour les entreprises de moins de 300 salariés) et définir des objectifs chiffrés de progression. L’égalité est un enjeu éthique, mais pas seulement: c’est un enjeu de renouvellement des talents, et de retour sur investissement pour une société qui a énormément investi dans la formation initiale.