Publié le 14 janvier 2014
SOCIAL
Dans les usines chinoises, le harcèlement sexuel reste tabou
Une récente enquête d'ONG lève le voile sur un phénomène alarmant : le harcèlement sexuel dans les usines de Chine. Si celui-ci n'est pas propre à l'empire du Milieu, la chape de plomb qui l'entoure est particulièrement épaisse. Et ce malgré la loi qui l'interdit et le sanctionne. En théorie.

© DC Master / Creative Commons / Flick
« La Chine a fait des progrès remarquables pour améliorer la vie des femmes et elle a mis en place des lois et des politiques pour éliminer les discriminations à leur encontre», estimait le groupe de travail de l'ONU sur la discrimination contre les femmes, fin 2013. Le terme de harcèlement sexuel est entré dans le vocabulaire chinois en 1995 et il a été formellement inclus dans le droit en 2005. Mais ce n'est que depuis 2012 que les règles spéciales de protection des employées imposent aux entreprises de prévenir et de stopper le harcèlement sexuel à l'encontre des femmes au travail (« Special Rules on the Labor Protection of Female Employees »). Surtout sur le terrain, la marge de progrès semble considérable, à en juger par la récente enquête d'une ONG à Canton.
A Canton, les victimes du harcèlement ont peu de recours
A Canton (Guangzhou), ville-atelier bien connue des acheteurs européens, le harcèlement sexuel connaîtrait des niveaux alarmants d'après le Sunflower Women Workers Centre, une association locale. Dans une enquête auprès de 134 femmes ouvrières publiée le 25 novembre 2013, 70% d'entre elles déclarent avoir subi une forme de harcèlement sexuel, dont pour 32% d'entre elles, un harcèlement physique. Certes le chiffre est à relativiser de par la taille de l'échantillon mais en 2009, un sondage co-réalisé par une autre ONG, le Maple Women's Psychological Counseling center, indiquait que sur 1 500 travailleuses, 80% avaient subi une forme de harcèlement sexuel. Seulement en Chine plus qu'ailleurs, les cas seraient rarement déclarés. Ainsi, dans un sondage publié en 2011 par le Women's Watch China, la fréquence du harcèlement sexuel déclaré par les femmes chinoises n'était que de 20%. « Comme avec la violence domestique, une épidémie silencieuse en Chine, la police et la société considèrent le harcèlement au travail comme une affaire privée, qui n'est pas à discuter avec un juge ou en public », commentait Luo Hongmei du Sunflower Center, dans une interview à Business Week en décembre. Dans l'échantillon de l'étude cantonaise 43% des victimes ont subi en silence et aucune n'a contacté la police, le syndicat ou la direction de l'usine.
La co-responsabilité des multinationales
Face à ce fléau, les grands donneurs d'ordre ont-ils un rôle à jouer ? « Oui, car comme le précisent les principes directeurs de John Ruggie sur les droits de l'homme les entreprises ont une responsabilité vis à vis de leurs fournisseurs», rappelle Jennifer Schappert de BSR, une organisation qui travaille avec les entreprises sur la Responsabilité sociale d'entreprise (RSE).
En général le harcèlement sexuel est abordé via les codes de conduite individuels ou collectifs des multinationales. Dans l'électronique, par exemple, le code de l'Electronic Industry Citizenship Coalition (EICC), qui regroupe les géants du secteur, stipule qu'« aucun traitement brutal ou inhumain ne sera toléré, ce qui inclut le harcèlement sexuel». Le code précise que « les politiques et procédures disciplinaires visant à interdire ces comportements devront être clairement définies et communiquées aux employés ». Dans les faits, plusieurs entreprises ont mis en place des formations anti-harcèlement dès l'embauche, comme le premier employeur privé du pays et fournisseur d'Apple, Foxconn.
Pour les spécialistes de la RSE les injonctions des codes de conduite et les audits sensés les garantir sont insuffisants. « De même que les problèmes de santé au travail ne peuvent pas être gérés avec les audits, sur le harcèlement sexuel les entreprises ont intérêt à aller plus loin que la simple conformité », estime Jennifer Schappert de BSR. Comment ? En s'appuyant d'abord sur les recommandations de l'OIT et sur des projets collectifs, comme Better Work de l'OIT, ou HER Project de BSR, qui développent la sensibilisation et le dialogue entre le management et les ouvriers. Encore faudrait-il que Better Work s'implante en Chine, après le Cambodge, l'Indonésie et le Vietnam et qu'HER Project intègre dans son programme le harcèlement, ce qui n'est pas le cas. En attendant, une poignée d'ONG chinoises proposent un soutien légal et psychologique aux victimes qui franchissent le mur du silence.
Pour motiver les donneurs d'ordre, l'OIT signale le coût évité par une baisse du harcèlement sexuel (moindre absentéisme et meilleure motivation) tandis que BSR évoque des gains de productivité, mais vu l' « armée de réserve » que sont les travailleuses migrantes, il n'est pas certain que le premier argument soit entendu.