Publié le 14 octobre 2022
POLITIQUE
Vincent Edin (journaliste, auteur) : "Les mobilisations sociales sont le signe d'une maltraitance institutionnelle"
D’un côté, une colère sociale qui s’intensifie. De l’autre, un gouvernement qui refuse de légitimer le mouvement… en toute logique, d’après Vincent Edin, spécialiste de la rhétorique politique. Selon lui, l’absence de consensus à la croisée des luttes ne permet pas aux revendications d’aboutir pleinement.

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Depuis plusieurs semaines, la France bat au rythme des colères sociales. L’inflation inquiète, le sujet des retraites crispe et la crise de l’énergie bat son plein. Les grèves qui opposent syndicats et pétroliers cristallisent les tensions et agitent l’opinion. De ce brouhaha peut-il naître une forme de convergence ? De quoi les réactions de l’État, plutôt hostiles aux mouvements sociaux, sont-elles le symptôme ? Vincent Edin, journaliste indépendant spécialiste de la rhétorique politique et auteur de Quand la charité se fout de l’hôpital (éd. Rue de l’échiquier), répond à nos questions.
Inflation, énergie, retraites… La colère sociale gronde sur tous les fronts. Jusqu’à la convergence ?
Il y a en France une volonté de dire que les colères convergent. C’est une aspiration historique de la gauche, car c’est la convergence des luttes qui a permis de bloquer le pays en 1968 et en 1995. Ça n’a jamais vraiment refonctionné. Depuis, on constate un épuisement très fort des corps intermédiaires, à savoir les syndicats et les associations. Le résultat, c’est un décalage entre une sur-promesse verbale et la réalité factuelle. Les Gilets jaunes, ou avant cela Nuit Debout, ont rassemblé des gens qui n’avaient rien à voir les uns avec les autres. Entre les gens qui craignent la fin du monde, ceux qui redoutent la fin du mois, et ceux qui veulent la fin de l’immigration, les attentes ne sont pas exactement les mêmes.
Pourtant, certains – élus ou syndicats – appellent à la grève générale. Quel est le signal envoyé ?
C’est intéressant, parce que ce ne sont pas que les figures politiques les plus radicales qui appellent à la grève générale. Il y a bien sûr de réelles convictions, mais aussi des manœuvres politiciennes. Dans tous les cas, c’est effectivement un signal important. Pour le comprendre, il faut décentrer un peu le débat : depuis 1973, il n’y a jamais eu autant d’emplois non pourvus en France. En parallèle, le taux de pauvreté est gigantesque. C’est le signe, selon moi, d’une matérialisation de plus en plus forte de la maltraitance institutionnelle. Elle s’exprime au prisme de l’opposition de deux projets de société. Certains veulent couper les systèmes allocataires qui n’encourageraient pas les gens à travailler, d’autres veulent un meilleur partage de la valeur. Aujourd’hui, les métiers qui sont essentiels à notre survie sont exsangues. C’est le symptôme d’une société qui est malade et les conséquences, catastrophiques, se font déjà sentir. On l’a vu avec les tristes révélations sur Orpéa, par exemple.
Du côté du gouvernement, on parle de réquisitions, on s’interroge sur l’utilité des manifestations, on passe discrètement des amendements et des décrets... Ces réactions ne sont-elles pas en décalage avec la réalité du modèle actuel ?
Pour certains, dont je fais partie, la légitimité des mouvements sociaux est indiscutable. Mais il suffit de jeter un œil aux baromètres d’opinion pour comprendre que cette légitimité s’effondre auprès du grand public. Les grévistes de TotalEnergies n’ont aucun soutien populaire, à cause de la manœuvre de Patrick Pouyanné qui a dévoilé les fiches de salaire des concernés. Nous sommes à une époque où la fraude fiscale et les versements de dividendes battent des records, et où les plus riches trouvent encore le moyen de dire aux moins riches que le problème vient des très pauvres. C’est une idée qui gangrène l’imaginaire, et la grammaire des nouveaux outils la renforce : "celui qui ne réussit pas dans la vie n’a simplement pas suffisamment essayé". Le gouvernement, à travers ses récentes déclarations et actions, s’appuie sur cette idée. Mais les représentants n’ont pas vraiment le choix : ils sont pris entre deux colères, à gauche et à droite. Il leur est difficile de se montrer empathiques envers les grévistes. Certes, Bruno Le Maire a appelé à une hausse des salaires. L’enjeu du gouvernement est surtout de faire du "en même temps". D’un côté, le carburant est l’un des derniers leviers qui peut bloquer un pays. De l’autre, TotalEnergies a de grosses marges de manœuvre.
La marche du 16 octobre 2022 "contre la vie chère" a-t-elle une chance d’aboutir à quelque chose de concret ?
Pour cela, il faudrait que la jeunesse soit mobilisée. Or, cela m’a plutôt l’air de s’annoncer comme un rassemblement de partis politiques classiques et de syndicats historiques. À toutes fins utiles, je rappelle qu’en 1995, deux millions de personnes étaient rassemblées dans la rue. Le pays a été bloqué pendant un mois. En comparaison, à leur climax, les Gilets jaunes n’ont rassemblé "que" 300 000 personnes…
Mélanie Roosen @melanie_rsn