Publié le 15 mai 2023
POLITIQUE
Turquie, États Unis, Brésil : les démocraties à l’ère du soupçon et des batailles de septuagénaires
L’élection présidentielle en Turquie aura un second tour dimanche prochain. Le désastre du tremblement de terre n’a pas permis à l’opposant Kemal Kiliçdaroglu (74 ans) de l’emporter sur Recep Tayyip Erdogan (69 ans). Un scénario très proche de celui du Brésil où Lula (77 ans) l’a emporté de justesse face à Jaïr Bolsonaro (68 ans). Aux États-Unis, Joe Biden (80 ans) et Donald Trump (76 ans) pourraient à nouveau s’affronter l’année prochaine alors que les accusations de fraude sur le scrutin de 2020 n’ont jamais cessé. L’âge de tous ces capitaines n’aide pas à pousser des changements politiques porteurs de modèles plus respectueux de l’environnement et du climat.

OZAN KOSE / AFP
Le scénario électoral de la présidentielle turque de mai 2023 ressemble à celui des élections brésiliennes de septembre 2022, qui rappelle lui-même le scenario catastrophe des élections de 2020 aux États-Unis, ayant engendré la prise du Capitole de janvier 2021. Le tout sur fond de guerre en Ukraine et de diffusion massive de propagande sur les réseaux sociaux. Les démocraties font face à de nouveaux types de campagnes électorales où les débats de fond sont escamotés au bénéfice de clivages irréconciliables entre des candidats qui s’invectivent.
À la veille du scrutin turc, Kemal Kiliçdaroglu a accusé la Russie de diffuser de fausses images sur les médias sociaux déclarant sur Twitter : "Chers amis russes. Vous êtes derrière les montages, les conspirations, les deepfakes et les enregistrements qui ont été révélés dans ce pays". Au même moment, Recep Tayyip Erdogan, le président sortant, se sentant menacé l’a traité en meeting d’"alcoolique et d’ivrogne", mais aussi de "terroriste", de "LGBT" et d’"incroyant".
Croisade
Il rejoue ainsi le débat politique qui est en train de s’installer aux États-Unis, où une droite réactionnaire, portée par le parti Républicain, combat les "woke", amalgamant le combat des minorités pour leurs droits avec la prise en compte de critères Environnementaux, Sociaux et de Gouvernance (ESG) par la finance. Cette croisade au nom des convictions religieuses justifie aussi bien l’interdiction de l’avortement et la confiscation des livres remettant en cause les stéréotypes de genre que la défense de modèles économiques reposant sur les énergies fossiles.
Elle dessine les lignes de fractures politiques actuelles qui traversent la plupart des grands pays où ces controverses sont alimentées massivement par les réseaux sociaux. En Turquie, Elon Musk est ainsi accusé de soutenir, via Twitter, Erdogan qu’il considère comme "l’absolutiste du discours libre" explique Jim Stewartson, activiste anti-désinformation, montrant les images de leur rencontre à la Coupe du Monde au Qatar.
Tout cela explique en partie que les Turcs aient fait mentir les sondages, a expliqué Bayram Balci, politologue chercheur au Ceri Sciences Po sur France 2. Ils ont offert à Erdogan une avance sur son adversaire à la présidentielle et une majorité confortable au Parlement car "ils n’ont pas fait confiance à la coalition hétéroclite emmenée par Kemal Kiliçdaroglu. Je pensais que les électeurs seraient plus sensibles à la question économique mais il semble qu’ils pensent qu’Erdogan est le seul homme capable de donner une certaine assurance et une certaine place à la Turquie sur la scène internationale".
Le plus ahurissant pour les Turcs qui voulaient en finir avec le régime d’Erdogan, c’est le vote des régions victimes du séisme. Elles ont continué à soutenir le président sortant malgré les preuves accablantes de faillite dans l’organisation des secours et surtout l’amnistie immobilière qui a couvert les promoteurs ne respectant pas les normes antisismiques à l’origine de l’effondrement massif d’immeubles dans le très violent tremblement de terre de février.
Partisans fanatisés
Les dérives autoritaires de régimes incarnés par des septuagénaires mettant en scène leur foi pour fédérer des populations effrayées par la transformation du monde finissent par se ressembler. Elles sont massivement rejetées par les populations jeunes et éduquées qui ne se reconnaissent pas dans des figures politiques qui ont l’âge d’être leurs grands-pères. En revanche, ils continuent à fédérer des partisans fanatisés prêts à en découdre avec ceux qu’ils considèrent comme des ennemis de leur religion et de leurs convictions, balayant l’analyse objective des désastres économiques et environnementaux dont ils sont responsables.
Au Brésil, l’accélération de l’exploitation de l’Amazonie sous Jair Bolsonaro, qui met en péril l’équilibre climatique mondial, n’a pas pesé lourd face au soutien indéfectible des producteurs de soja au président sortant. L’influence grandissante sur les scrutins électoraux de fake news ou d’analyses biaisées empêche la remise en cause politique du modèle économique dominant dont les impacts négatifs environnementaux comme sociaux prennent de l’ampleur. Elle permet même, quand les élections ne délivrent pas le message espéré, de mobiliser les plus extrêmes pour prendre d’assaut les symboles du pouvoir démocratique, à Brasilia, comme aux États-Unis, où Trump continue à défendre ceux qui ont pris le Capitole début 2021.
Dans son livre "La vérité est ailleurs", sorti en 2017, Jean-Pierre Dozon faisait le parallèle entre les théories du complot et la sorcellerie. Il expliquait qu’il "existe des ressorts cognitifs et affectifs communs entre les croyances contemporaines en Afrique, les fictions nord-américaines à la X-Files et les théories du complot aujourd'hui si répandues". "Face à un grave accroissement des inégalités, aux épidémies mortifères (sida, ébola) et à l'expansion des fondamentalismes religieux se propage ainsi à travers le monde un imaginaire inquiétant où s'opposent de manière schématique forces du bien et forces du mal", écrit l'anthropologue.
Mais il ne faut pas oublier que cet écran de fumée dissimule un enjeu crucial, celui du changement de modèle économique dominant. Empêcher sa remise en cause à travers des débats politiques de plus en plus indigents est une stratégie dont le succès a démarré avec le Brexit et qui se répand depuis dans d’autres pays au détriment des populations concernées. En Grande-Bretagne il semble qu’elles regrettent leurs votes au vu de la crise majeure que traverse le pays !
Anne-Catherine Husson-Traore, directrice des publications de Novethic