Publié le 24 février 2016

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GOUVERNANCE D'ENTREPRISE

Droits humains : de trop nombreuses violations par les entreprises selon Amnesty International

Amnesty International publie ce mercredi son rapport annuel sur les droits humains. L’ONG s’inquiète notamment d’une forte répression des opposants aux projets industriels et au statu quo sur certains problèmes, comme la pollution pétrolière du delta du Niger ou la question des "minerais du sang". Elle souligne aussi des changements positifs en matière de règlementation.

Shell plateforme pétrole delta niger PIUS UTOMI EKPEI AFP
Dans le delta du Niger, Shell a été condamnée pour pollution massive. Mais, sur place, la situation environnementale reste catastrophique.
Pius Utomi Ekpei / AFP

En 2016, encore, "il existe des violations ou des abus sur les droits humains à cause d’entreprises". Sabine Gagnier, coordinatrice de projets Acteurs économiques et droits humains au sein d’Amnesty International, commente ainsi le rapport annuel sur le respect des droits humains, pays par pays, que l’ONG vient de publier. Il dénonce principalement les abus des gouvernements, mais détaille également les violations perpétrées par les acteurs économiques. Et les liens manifestes entre les deux sujets.

Des gouvernements de plus en plus nombreux ont notamment tendance à prendre pour cibles les militants contre certains projets industriels. Et se livrent à des actions de répression ou d’expulsion indignes et brutales.

 

Répression et expulsion d’opposants aux projets miniers 

 

C’est le cas, par exemple, en Inde ou au Guatemala. Des opposants à des projets miniers y ont été attaqués. "Des dirigeants et des manifestants indigènes, qui défendaient l'environnement et leurs droits à la terre en s’opposant à d'énormes projets hydroélectriques et miniers, ont été agressés, menacés, harcelés et victimes de manœuvres d'intimidation tout au long de l’année", peut-on lire dans le rapport d’Amnesty International. 

Au Guatemala, l’association guatémaltèque Udefegua a ainsi recensé pas moins de 337 actes d’agression contre des défenseurs des droits humains, rien que pour les six premiers mois de l’année 2015. Certains ont été arrêtés arbitrairement et huit défenseurs des droits humains se trouvaient en prison à la fin de l’année dernière. Le nombre d’agressions recensées a ainsi augmenté de plus de 166% depuis 2012, d’après l’Udefegua. 

En Inde, les communautés vulnérables restent sous la menace d'une expulsion forcée, malgré l’abandon par le gouvernement d’un projet de loi levant certaines obligations pour l’acquisition de terres. Le texte prévoyait notamment de passer outre le consentement des communautés concernées et l’évaluation de l’impact pour une série de projets industriels. Dans les faits, expliquent les auteurs du rapport, "de nombreuses industries, notamment les mines de charbon du secteur public, les chemins de fer et les autoroutes, ne sont toujours pas tenues d’obtenir le consentement des communautés autochtones, ni d'effectuer des évaluations de l'impact social de leurs projets".

Au Myanmar, là aussi, les expulsions forcées sont monnaie courante. Aucune loi ne les interdit et le pays n’est pas doté de garanties environnementales satisfaisantes pour que la population soit protégée contre les pollutions de l’eau, de l’atmosphère et des sols, causées par les industries extractives et manufacturières. "Des milliers de personnes risquent d’être expulsées par la force de leur domicile et de leur ferme pour faire place à la mine de cuivre de Letpadaung, dans le centre du pays", alerte l’ONG.

En République démocratique du Congo, les habitants d’un village, expulsés de force en 2009, n’ont toujours pas pu obtenir justice. Les expulsions avaient été menées par la police à l’aide de bulldozers appartenant à la compagnie minière Malta Forrest, filiale du groupe belge Forrest International. La compagnie a toujours nié toute responsabilité dans ces expulsions.

 

Delta du Niger : l’industrie pétrolière manque toujours à ses responsabilités 

 

L’ONG assure aussi le suivi de ses grands dossiers, comme celui du delta du Niger. La contamination due à l’industrie pétrolière continue d’y causer des dégâts et de porter atteinte aux moyens de subsistance et à la santé de ses habitants, souligne Amnesty International. "Cette année encore, l'État n'a pas obligé les compagnies pétrolières ayant des activités dans le delta du Niger à assumer leurs responsabilités (…) pour empêcher les déversements d'hydrocarbures ou pour réagir rapidement et correctement en cas de fuite", précise l’ONG. 

Quant au règlement à l’amiable de Shell avec la communauté nigériane Bodo, intervenu il y a un an, il est salué par Amnesty. Mais l’organisation regrette que la compagnie n’ait toujours pas réparé les dégâts occasionnés par les deux énormes déversements de pétrole à Bodo, en 2008.  

 

Surveiller de près l’approvisionnement en minerais

 

Le rapport d’Amnesty International dénonce aussi le commerce de minerais issus du travail des enfants. Il s'agit par exemple du cobalt, indispensable aux technologies des téléphones portables, mais aussi le commerce des minerais dits du "sang", car extraits de zones de conflit. C’est le cas des diamants de la guerre centrafricains, sortis du pays en contrebande et vendus sur les marchés internationaux, qui permettent de financer des groupes armés. 

Au niveau de l’Union européenne, grande consommatrice de ces minerais, des discussions sont en cours pour créer un règlement destiné aux entreprises et permettre la traçabilité de ces "minerais du sang" (l’étain, le tantale, le tungstène et l’or) dans leur chaîne d’approvisionnement. Il s’agit désormais de trouver un compromis entre les différentes instances (Commission, Conseil européen et Parlement), particulièrement sur le statut de cette nouvelle législation.

Pour le moment, seul le Parlement est favorable à une obligation de transparence pour les entreprises européennes, qui produisent, importent et transforment ces minerais. Les autres institutions plaident pour le volontariat.

 

Vers une réglementation internationale sur le devoir de vigilance 

 

"Les pièces du puzzle se positionnent, mais elles ne sont pas encore toutes réunies pour former un cadre normatif solide", poursuit Sabine Gagnier. Ainsi, au niveau international, un traité contraignant pour prévenir les atteintes aux droits humains commises par les multinationales est en cours d’élaboration depuis juillet dernier, sous l’égide de l’ONU. Issu d’une résolution de l’Équateur, il n’emporte cependant pas les faveurs de tous les pays. La France n’y joue qu’un rôle d’observatrice et l’Union européenne en est absente. La prochaine réunion du groupe de travail aura lieu en octobre.

"Nous appelons tous les Etats à participer et à renforcer le projet, déclare Sabine Gagnier. Mais ce traité, qui sera long à élaborer, ne constitue pas une raison pour les gouvernements de faire preuve d’attentisme. Ils peuvent avancer au niveau national. L’Allemagne, l’Autriche et la Suisse travaillent sur des initiatives intéressantes." 

En France, la loi sur le devoir de vigilance a été rejetée au Sénat en novembre par la majorité de droite. Le texte, qui doit encore repasser devant l’Assemblée nationale, prévoit d’imposer aux grandes entreprises françaises un plan de vigilance en matière d’environnement, de droits humains et de corruption dans l'ensemble de leur chaîne d'approvisionnement, y compris au sein de leurs filiales et chez leurs sous-traitants en France et dans le monde. Mais aucune date n’est encore arrêtée pour son examen.

Concepcion Alvarez
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