Publié le 25 mars 2015
ENVIRONNEMENT
"En refusant d’interdire les perturbateurs endocriniens, le politique néglige son devoir d’intérêt général"
Rendre visible une menace invisible. C’est l’ambition du dernier ouvrage de François Veillerette et Marine Jobert sur les perturbateurs endocriniens. Des composés très largement utilisés par l’industrie, qui interagissent pourtant avec le système hormonal humain. La question de santé publique dérange, mais les législateurs européens tardent à règlementer. Entretien avec les auteurs.
Novethic : Au départ confidentielle, la question des perturbateurs endocriniens est désormais une question familière du grand public. Quel a été selon l’élément déclencheur de cette prise conscience ?
François Veillerette : C’est un sujet jeune, d’à peine 20 ans. Il a émergé grâce à un livre précurseur, "L’homme en voie de disparition", écrit par Théo Colborn en 1996. Il a même été préfacé par Al Gore.
En France, l’affaire du Bisphénol A a certainement cristallisé une prise de conscience de l’opinion publique. L’image du bébé et de son biberon de plastique empoisonné ont joué un rôle symbolique important. Mais curieusement, on a légiféré à l’envers : d’abord l’exclusion de la substance dans les biberons, puis dans les contenants alimentaires en général. Or c’est pendant la grossesse, via sa mère, que le fœtus est le plus exposé.
Marine Jobert : Je ne suis pas sûre qu’on puisse déjà parler de prise de conscience. Le sujet est certes plus connu qu’avant, mais les gens ne savent pas forcément quelles maladies provoquent ces substances. Cancers, obésité, diabète, troubles de la fertilité… toutes ces pathologies peuvent être causées par les perturbateurs endocriniens.
Le sujet est plus médiatique, mais il y a peu d’avancées sur la santé publique. Pourquoi ? Les enjeux industriels sont importants, mais ce dossier remet aussi en question notre mode de vie. Cela explique la réticence politique à légiférer, mais aussi l’inertie individuelle. Il est dur d’entendre des vérités qui dérangent.
Novethic : Sur ce sujet, les lanceurs d’alerte jouent un rôle important en relayant des études scientifiques ignorées par les industriels…
FV : C’est le rôle des associations et des journalistes. Il est peut-être plus facile aujourd’hui grâce à internet. Médiatiser et vulgariser la science pour rendre visibles les enjeux à tous les niveaux de la société. À 90%, la littérature scientifique montre les effets nocifs du bisphénol A. Pendant ce temps, l’industrie s’obstine à prétendre que la molécule n’est pas un perturbateur endocrinien et s’accroche à une poignée d’études controversées. Pourtant, il a été prouvé que leurs auteurs sont en situation de conflit d’intérêt. Le sujet a été largement traité par la journaliste Stéphane Horel.
Avec l’association Génération Futures, dont je suis président, nous avons obtenu une victoire en 2009. Il s’agissait de la négociation de la réglementation des pesticides au niveau européen. Nous nous sommes battus pour que les dix années précédentes de littérature scientifique sur une molécule soient examinées avant de l’autoriser sur le marché. Ceci afin de ne pas prendre en compte les seules études proposées par les firmes.
MJ : On entend beaucoup parler du Bisphénol A, mais il ne faut pas oublier d’autres molécules comme les phtalates. Les preuves scientifiques de leur dangerosité s’accumulent, mais il n’y a toujours aucun encadrement réglementaire sur ces derniers.
Novethic : Votre ouvrage est sous-titré "La menace invisible". Pourquoi?
FV : La menace est en fait doublement invisible, car l’effet peut être décalé dans le temps, voire toucher la descendance, comme pour les filles des victimes du Distilbène. Pour ces raisons, on a souvent du mal à relier l’effet et sa cause avec les outils de pensée habituels.
Novethic : Comment enquête-t-on sur quelque chose d’invisible ?
MJ : En fait, il n’y a pas de difficulté particulière à enquêter : on rapporte des publications librement accessibles. Évidemment, on ne connaît pas encore toute la vérité scientifique. Mais on en sait suffisamment pour avoir l’obligation morale de protéger la population.
Ce rôle incombe au politique qui doit absolument trancher. Et ce d’autant plus que la posture des industriels, au lieu d’être prudents quand les études à charge s’accumulent, est de commander de nouvelles études. Comme si les lobbys cherchaient à jouer la montre.
Novethic : Une étude publiée début mars estime le coût sanitaire des perturbateurs endocriniens à au moins 150 milliards d’euros pour la société européenne. Pensez-vous que cela aidera à débloquer la situation au niveau de la Commission Européenne ?
MJ : À une question sanitaire, la Commission répond par une demande d’évaluation socio-économique. Comme si un propriétaire demandait à son locataire, alors que son immeuble en train de s’effondrer : "Combien la réparation va-t-elle me coûter ?". Il y a des vies en jeu. Il est compréhensible que cette étude cherche à parler le même langage, celui des chiffres. Mais en adoptant ce type de posture, l’institution européenne néglige son devoir d’intérêt général.
FV : Générations Futures va prochainement proposer deux pétitions. Une première au niveau national pour interpeller Marisol Tourraine, ministre de la santé. En effet, le risque des perturbateurs endocriniens est reconnu par le ministère de l’environnement, mais pas par celui de la santé. Alors qu’il devrait s’y trouver au même risque que le plomb ou l’amiante. Au niveau européen, on demandera l’application stricte de la réglementation sur les pesticides, et notamment des critères d’exclusion.
MJ : On ne peut pas continuer à exposer le grand public à des produits dont on sait qu’ils déclenchent des maladies. Pour le politique, c’est une grande responsabilité, mais aussi une chance d’agir. Avec le changement climatique, c’est peut-être le deuxième grand dossier ayant le plus d’implications pour la survie de nos descendants.