Publié le 30 janvier 2014
ENVIRONNEMENT
« Sans intégration du capital vert dans l'économie, nous allons vers des difficultés majeures »
Comment valoriser le capital que représente la nature pour favoriser une croissance à la fois économiquement efficace, écologiquement propre et socialement juste ? C'est à cette question que tente de répondre le livre « Capital vert, une nouvelle perspective de croissance ». Entretien avec les deux auteurs, Christian de Perthuis, professeur d'économie à l'université Paris-Dauphine, fondateur de la chaire d'économie du climat et président du Comité pour la fiscalité écologique et Pierre-André Jouvet, professeur d'économie, vice-président de l'université Paris-Ouest-Nanterre la défense et directeur scientifique de la chaire d'économie du climat.

Novethic. Qu'est-ce que le capital vert ?
Pierre-André Jouvet. Dans un système de production, on utilise le capital des entreprises (investissement), le capital humain (le travail)... Mais aussi du capital vert ou naturel (l'environnement). Ce n'est pas forcément volontaire mais cela se traduit par de la pollution ou de la dégradation de l'environnement. Dans ce cadre, la mise en place d'un marché de quotas carbone par exemple, peut se lire comme un input de capital environnemental dans la production. C'est ce passage de deux à trois facteurs de production qui vient changer la croissance et son potentiel.
Comment se fait-il que l'on ait tant tardé à l'intégrer dans l'économie?
Pierre-André Jouvet. Plusieurs économistes se sont penchés sur le sujet : chez Malthus ou Ricardo, il y avait déjà cette notion de rendement de l'environnement. Mais, le capital vert restait généralement cantonné au rang de conséquence de la production (externalités) et non d'élément constitutif de la production elle-même. Même si nous ne sommes pas les premiers à le faire, c'est ce renversement que nous opérons. Souvenons-nous qu'au départ, les deux facteurs de production, c'était le travail et la terre. Après nous avons remplacé la terre par l'investissement... Aujourd'hui, il faut boucler la boucle !
Christian de Perthuis. Dans la plupart des représentations économiques, le capital naturel est intégré comme un stock de ressources de matières premières. Régulièrement, les économistes alertent sur la rareté de ce stock qui va obérer la croissance. C'est par exemple la craint récurrente du « peak oil ». Nous, nous intégrons le capital naturel comme l'ensemble des systèmes naturels de régulation permettant de renouveler les ressources. Cela modifie la perspective. Dans le cas de l'énergie, si l'on raisonne en termes de reproduction des ressources, il faut intégrer le capital naturel comme étant la protection du système climatique. Le problème n'est alors plus la rareté et l'épuisement potentiel du stock de carbone sous nos pieds mais plutôt le trop plein de carbone par rapport à ce que l'atmosphère pourra supporter s'il est libéré... Autre exemple, la pêche avec un cas emblématique : à Terre Neuve, pour lutter contre la surpêche de la morue (cabillaud) les autorités ont déclaré une interdiction pure et simple. Mais les capacités de reproduction de l'espèce étaient tellement altérées que l'arrêt des prises n'a pas permis de la faire revenir.
Si l'on ne trouve pas la façon d'intégrer positivement ce capital dans l'économie, nous allons donc vers des difficultés majeures en termes de climat, d'érosion de la biodiversité, de cycle de l'eau, etc.
Comment alors réintégrer ce capital vert dans l'économie ?
Christian de Perthuis. Pour intégrer la dimension climatique, nous avons un étalon : la tonne équivalent CO2, assez facile à mesurer pour l'énergie, plus difficilement pour ce qui concerne l'agriculture et à la forêt. On sait dès lors comment tarifer les émissions de gaz à effet de serre : soit par la fiscalité soit par le marché de quotas. Le problème, c'est que l'on n'ose donner une valeur suffisante à cette tonne. Par exemple sur le marché carbone européen, on ne restreint pas suffisamment le nombre d'autorisations de droits à émettre. Quant à la taxe carbone, elle reste à des niveaux insuffisants, à part en Suède... Cette hésitation tient en grande partie à la peur de casser la croissance économique, comme si on allait créer un prélèvement supplémentaire sur l'économie. En réalité, si on introduit cette tarification du carbone, on intègre une nouvelle valeur dans l'économie. La vraie question est celle de la redistribution de cette valeur pour respecter à la fois l'efficacité économique et la justice sociale.
Pour la biodiversité, c'est plus compliqué car il n'y a pas d'étalon commun. Les progrès de la science économique nous permettent de calculer le coût de la dégradation de cette biodiversité. Mais là encore, la question est de trouver la façon d'imputer ces coûts aux acteurs responsables de cette dégradation, grâce à une tarification de la pollution. Il y a deux manières de le faire : en réparation ou en prévention du dommage, ce qui est évidemment plus efficace. Lorsqu'on sera capable d'intégrer les coûts de dégradation de la nature dans l'économie, on réorientera automatiquement la croissance.
Pierre-André Jouvet. Contrairement à une idée reçue, intégrer les coûts environnementaux provoque aussi des gains à court et moyens termes. Quand on parle de réorienter l'économie, cela veut aussi dire réorienter la R&D, l'investissement, trouver de nouvelles formes de production. Pour les entreprises, il y a donc une avance à prendre dans toutes ces dimensions.
Mais à très court terme, ce qui prévaut c'est la crainte d'un désavantage compétitif pour les entreprises soumises à un tel régime, dans un monde où les règles du jeu ne sont pas uniformes...
Pierre-André Jouvet. C'est vrai, mais il faut comprendre que cette compétitivité se joue sur un modèle que l'on peut déjà considérer comme obsolète. La compétitivité de demain ne se jouera pas sur le pétrole ou le gaz de schiste...
Christian de Perthuis. Au plan micro-économique, les secteurs fortement consommateurs de gaz, comme celui des engrais ou de la chimie plastique traditionnelle par exemple, vont être touchés par une taxe carbone nationale qui va augmenter le prix du gaz. Il faudra donc trouver de nouveaux procédés. Mais sur un plan macro-économique, lorsque l'on préconise une tarification de l'environnement en réduisant les autres charges, on change les prix relatifs dans l'économie : on met plus de valeur au capital naturel et moins au capital physique et au capital travail. Si on réduit, à la suite de l'introduction de la valeur carbone d'autres prélèvements pesant par exemple sur le travail, l'opération peut ainsi devenir bénéfique pour l'emploi grâce à la baisse des coûts salariaux. En plus du bénéfice environnemental, on obtient un second dividende économique.
Seulement, on voit que la mise en place d'une fiscalité verte- même minime- a du mal à se mettre en place en France...
Christian de Perthuis. Les progrès sont lents mais il va tout de même y avoir cette année l'introduction de la contribution climat-énergie. Il faut se dire qu'il n'y aura pas de grande réforme fiscale sans fiscalité écologique. Si l'on veut baisser les charges sur le travail, il faudra bien trouver d'autres ressources, sauf si l'on supprime certains services publics, ce qui n'est pas souhaitable. On raisonne aussi beaucoup sur l'idée que le financement de la transition énergétique se fera avec des subventions ou des aides de l'Etat or, je suis convaincu que l'on ne va pas y arriver comme ça. Ce n'est pas possible budgétairement parlant, on le voit bien en Espagne et même en Allemagne. Le bon levier est de changer le système des prix relatifs. Si on le fait intelligemment, à terme, il ne sera plus rentable d'investir dans les énergies fossiles. C'est le cas en Suède aujourd'hui, où le signal prix de la taxe carbone est suffisamment fort.
Dans le cas de l'eau, qui sera au centre de la fiscalité écologique cette année, financer des stations d'épuration sur fonds publics sera plus coûteux que de prévenir les pollutions en amont (aménagement en amont des bassins versants et tarification des pollutions). Dans ce cadre, on change la nature de l'intervention publique, davantage tournée vers le soutien à l'innovation ou aux politiques d'équité par exemple.
L'intégration de ce capital vert dans l'économie conduit-elle automatiquement à une bonne croissance verte, qui mêlerait prise en compte de l'environnement, efficacité économique et justice sociale ?
Christian de Perthuis. L'idée d'une croissance verte, nécessairement inclusive et socialement responsable et parée de toutes les vertus est un mythe. Introduire le capital naturel dans l'économie peut se faire de façon totalement capitalistique, en faisant peser la totalité du coût de la transition sur les salariés ou les plus défavorisés... C'est un risque. Plusieurs politiques environnementales sont parfaitement exclusives. Ce que l'on préconise, c'est donc d'introduire cette valeur du capital naturel dans des conditions d'efficacité économique et d'équité sociale. Cela implique des autorités politiques fortes au niveau national mais aussi local ou international, qui veillent à ce que l'on fasse les bonnes redistributions. Par exemple dans le cas d'une fiscalité carbone, la mise en place d'un signal prix sérieux doit s'accompagner de la mise en place de chèque énergie pour les ménages les plus vulnérables. Si on laisse les redistributions spontanément se faire par le marché nous allons recréer des phénomènes d'exclusion et d'inégalité intrinsèques au marché.
Pierre-André Jouvet. A noter aussi que si, à l'inverse, on pénalisait uniquement les rendements du capital, nous aurions de sérieux problèmes d'investissement. Et l'on casserait la croissance. L'enjeu est donc de trouver un équilibre entre le jeu de marché et la responsabilité publique. Pour nous la question n'est pas de remettre en cause la croissance mais le moteur de la croissance. Car celle que nous connaissons actuellement va forcément bloquer sur le système de régulation de l'environnement. Si on ne fait rien, le risque est bel et bien d'aboutir à la décroissance.
Le capital vert, une nouvelle perspective de croissance. Christian de Perthuis et Pierre-AndréJouvet. Editions Odile Jacob, octobre 2013. Une version anglophone (Columbia University Press ) est prévue en 2014.