Publié le 17 novembre 2016
ENVIRONNEMENT
Climat : "Les conseils d’administration ne peuvent plus dire qu’ils ne savaient pas"
Aider les conseils d’administration des entreprises à mesurer l’impact du changement climatique et de la dégradation de l’environnement sur leur modèle économique. C’est la mission que s’est donnée Philippe Joubert. Le président du groupe de chefs d’entreprise sur le changement climatique de la fondation du Prince de Galles vient de lancer une initiative pour les accompagner.

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Novethic. Vous avez lancé l’initiative "Earth on board" pour sensibiliser les conseils d’administration des grandes entreprises aux problématiques du changement climatique. Pourquoi ?
Philippe Joubert. Depuis que j’ai quitté Alstom (1), je me consacre à convaincre les entreprises de mettre le développement durable au cœur de leur stratégie. La nature nous envoie des signaux de plus en plus forts pour nous montrer que nous sommes en train d’exagérer. Les entreprises ont compris cela. Cela a été visible lors de la COP21 : des milliers d’entreprises ont fait le déplacement et des centaines de patrons ont pris des engagements publics. Cela a marqué un tournant. Avec la COP21, les boards ne peuvent plus dire qu’ils ne savaient pas.
La barrière qui protège les boards aujourd’hui, c’est qu’un conseil n’est pas responsable au-delà du bon sens. S’il prouve qu’il a tout fait pour savoir, qu’il a pris sa décision en toute bonne foi et sans agenda caché, il est "blanc". Même si sa décision est catastrophique. Mais si aujourd’hui un conseil dit qu’il est climato-sceptique, qu’il ne croit pas à la réalité du changement climatique et qu’il a laissé un investissement de 5 milliards de dollars se faire sur une zone sujette à tsunamis…
Le problème que l’on a désormais, c’est le "scale-up", c’est-à-dire le changement d’échelle qui va nous permettre de passer de la centaine de firmes engagées au reste des entreprises. Personnellement, je pense que l’un des leviers qui nous permettront cela, c’est le conseil d’administration. Pourquoi ? Tout simplement car c’est l’organe dont la responsabilité est de s’occuper du succès à long terme de l’entreprise, de sa "raison d’être".
Souvent, les patrons des grandes entreprises que je côtoie me disent que leur conseil d’administration ne les questionne jamais à ce sujet. C’est un vrai problème.
Quel type de questions devrait se poser le conseil d’administration ?
Des interrogations qui concernent le long terme ! Pour les aider sur les questions environnementales, nous leur en proposons une dizaine, du type : quelle est votre stratégie "zéro émission" de carbone ? Quel est le niveau de résilience de votre marque et de votre offre face à la pénurie, aux contraintes environnementales et aux évènements climatiques extrêmes ? Comment l’entreprise gère-t-elle ses relations avec les communautés ? Discutez-vous le positionnement et les actions de vos dirigeants sur ce sujet ? Comment vont se traduire les contributions climat des pays (INDC) dans la loi ordinaire et avec quel impact sur l’entreprise ? Ce sont des sujets centraux.
Si ces questions ne sont pas posées, vous pouvez mettre en danger l’ensemble de votre production en concentrant une de vos fournitures chez un sous-traitant thaïlandais, qui devra arrêter sa chaîne à la suite d’un tsunami. Elle peut aussi être dévastée par une sécheresse, comme ce fut le cas dans la région de Sao Paulo au Brésil il y a quelques années. Ce type de phénomène inquiète beaucoup l’agrobusiness.
Ce n’est pas non plus seulement une question de risques. Il faut aussi se poser la question des opportunités : comment répondez-vous aux nouvelles attentes de vos clients pour des produits durables et moins agressifs pour la planète ? Il est du devoir du conseil d’administration de s’assurer que ces questions de long terme sont bien posées dans l’entreprise et qu’elles ne sont pas traitées sous l’angle de simples risques conjoncturels.
"Les multinationales aux avant-postes"
Les conseils d’administration sont-ils compétents sur ces questions ?
Je ne me risquerai pas à donner des statistiques ! Nous commençons seulement notre travail. Mais les grandes entreprises multinationales sont souvent aux avant-postes car elles ont une vision globale de ce qui est en train de se passer sur la planète. Elles voient aussi les pays s’organiser pour lutter contre le changement climatique. Ce n’est pas par hasard si ce sont elles qui prennent des engagements et c’est très important car cela entraîne toute leur chaîne d’approvisionnement.
Certaines structures juridiques d’entreprises favorisent également la prise de conscience : des conseils mélangeant exécutifs et non exécutifs peuvent parfois davantage sentir ce type de choses que des conseils d’administration un peu éthérés, réunis trois fois par an avec un dossier de 500 pages qu’ils n’ont pas le temps de lire.
Est-ce qu’il ne faut pas alors réformer les boards plus en profondeur ou aller chercher d’autres profils d’administrateurs ?
C’est notamment pour cela que nous nous sommes associés avec le cabinet Beyond associés, qui travaille sur la composition des boards, quand Cambridge apporte l’analyse de la situation concernant le changement climatique. Il y a encore beaucoup de cooptation. Il faut certainement faire évoluer les profils, recruter les administrateurs sur d’autres critères.
J’ai rencontré un président au Brésil qui compose son board comme une équipe de foot, en s’assurant toujours d’avoir les 4 ou 5 compétences clés qu’il estime nécessaires dans un conseil d’administration. C’est une bonne piste.
Par ailleurs, pour que le board puisse réellement jouer son rôle sur l’urgence climatique, il faut trois choses. Il faut une gouvernance correcte, avec la présence du sujet développement durable dans un comité ou dans plusieurs et qu’elle soit reliée à la fonction "sustainability" de l’entreprise. Il faut ensuite que les membres du board soient éclairés sur ces sujets. Enfin, il faut que ces membres puissent travailler correctement avec le temps et l’information nécessaires.
"On ne gère que ce que l’on mesure"
L’article 173 de la loi française de transition énergétique ou le travail de la task force du FSB sur le climat permettent-ils d’améliorer cette information ?
Je me méfie toujours de la lourdeur administrative et des mauvais reportings, mais cela va dans le bon sens. On ne gère que ce que l’on mesure. Mais attention : c’est au board de demander d’être informé. C’est sa responsabilité d’être actif.
Vous parliez du tournant de la COP21. Un an plus tard, qu’est ce qui a changé ?
Les financiers, les investisseurs en particulier, sont désormais intéressés par ces questions. Avec des décisions emblématiques du côté de Black Rock, Axa, HSBC ou BNP Paribas par exemple. C’est pourquoi je sollicite aussi de plus en plus les actionnaires de référence. Si la famille actionnaire majoritaire de Volkswagen avait eu conscience du degré de risque que prenait la direction en magouillant ses logiciels de mesure anti-pollution, je doute qu’elle aurait laissé faire... Pour eux, c’est une perte sèche de valeur.
Les actionnaires, dans leur ensemble, posent aussi plus de questions sur ce sujet dans les assemblées générales. C’était par exemple le cas chez BHP Billinton, mis en cause, par le biais d’une filiale, dans l’énorme catastrophe qui a eu lieu au Brésil après la rupture d’un barrage. Le conseil d’administration ne pouvait pas dire qu’il ne connaissait pas les risques.
Les plus grands économistes l’ont montré : ne rien faire coûte plus cher que de faire. Vous pouvez toujours parier sur le fait que vous allez passer entre les gouttes mais c’est un mauvais pari car c’est de moins en moins vrai. On l’a vu récemment avec les transports aériens et maritimes, qui étaient passés entre les mailles du filet de l’Accord de Paris. Mais ça y est, ils ont dû prendre des mesures, même si c’est à minima.
Tout cela prend du temps. Face à l’urgence climatique, avons-nous le temps que les conseils d’administration changent ?
Je le pense oui. Ou je l’espère. J’aime beaucoup la petite histoire du colibri de Pierre Rhabi. Et je pense apporter ma pierre en réveillant les boards.
(1) Philippe Joubert a notamment été président d’Alstom Power et directeur délégué général du groupe Alstom.