Publié le 26 juillet 2023

ENVIRONNEMENT

Procès TotalEnergies et climat : les avocats attaquent la décision alors qu'un conflit d’intérêts autour du juge a été révélé

[Mis à jour le 27 juillet] Nouveau rebondissement dans l’affaire qui oppose TotalEnergies à une coalition d’ONG et de collectivités, dont Paris et New York, pour inaction climatique, dans le cadre de la loi sur le devoir de vigilance. Un conflit d'intérêts avéré concernant les liens familiaux du juge avec l’un des cadres de l’entreprise pétrolière a été révélé. Les avocats des plaignants annoncent faire appel de la décision.

Justice conflit d interet unsplash
Le juge, qui a conclu à l'irrecevabilité de l'action contre TotalEnergie, est cousin germain avec un cadre du groupe, salarié depuis plus de vingt ans.
@CC0

Le 6 juillet dernier, le tribunal de Paris a classé comme irrecevable l’action en justice lancée en 2020 par plusieurs ONG et une coalition de 17 collectivités, dont Paris et New York, contre Total Energies pour son inaction climatique dans le cadre de la loi sur le devoir de vigilance. Mais selon des informations révélées ce mercredi 26 juillet par Lanceur d'alerte, un média d'investigation indépendant, le juge qui a conclu à cette irrecevabilité a un lien de parenté proche avec un cadre de TotalEnergies, salarié depuis plus de vingt ans dans le groupe, aujourd'hui en charge de la stratégie des nouveaux projets chez TotalEnergies Marketing & Services.

Les deux hommes sont cousins germains, un lien de parenté qui aurait dû pousser le juge à se dessaisir du dossier. Or, "lors du procès, le juge n’a jamais mentionné cette potentielle situation de conflit d’intérêts, en apparente violation des obligations déontologiques de la magistrature", note le site Lanceur d'alerte. "Antoine Maupeou d’Ableiges s’est vu confier, courant 2022, la mise en état de l’affaire Total/Climat, en remplacement d’un premier magistrat dont l’identité demeure à ce jour inconnue", poursuit le site. Interpellé à plusieurs reprises par Lanceur d'alerte, le magistrat n'a pas donné suite.

"Ces faits extrêmement graves laissent planer une suspicion légitime de partialité de l’ordonnance du 6 juillet 2023", réagit sur Twitter maître Sébastien Mabile, l'un des avocats de la coalition d'ONG et de collectivités, qui confirme à Novethic faire appel de la décision. De son côté, TotalEnergies nous fait savoir que le groupe n’a pas à commenter "des questions relevant de l’organisation de l’institution judiciaire". "Nous découvrons que le juge aurait un lien familial avec un employé d’une filiale de TotalEnergies SE. Nous pouvons simplement confirmer que l’employé en question n’a aucune relation avec le contentieux et n’a jamais été impliqué dans celui-ci d’une quelconque façon."

"Le juge ajoute des conditions à la loi"

Cette révélation contribue à nourrir les réactions d’opposition à la décision de justice du collectif d’ONG. Leurs deux avocats, Maîtres Sébastien Mabile et François de Cambiaire, du cabinet Seattle Avocats, l’avaient déjà qualifié de "délirante" et "d’inquiétante pour l’accès à la justice". "La décision de faire appel a été prise, mais nous n'avons pas encore tranché sur la demande en annulation pour conflit d'intérêt qui nous ferait perdre beaucoup de temps et nous ferait repartir à zéro", explique Me Mabile à Novethic. La demande en infirmation semble être la voie privilégiée.

Le juge de la mise en état, Antoine de Maupeou d'Ableiges, avait conclu à l’irrecevabilité de la demande car il avait estimé que la coalition n'avait pas respecté les exigences de la phase de négociations que la loi imposerait. Il pointait en outre le fait que certains éléments de l’assignation n’étaient pas conformes à ceux évoqués dans la mise en demeure. Des arguments que contestaient les avocats de la coalition d’ONG et de collectivités, interrogés par Novethic.

"La loi prévoit seulement une mise en demeure avec un délai de trois mois laissé à l’entreprise pour répondre, mais en aucun cas elle n’évoque un dialogue préalable. Le juge ajoute des conditions à la loi", pointe Sébastien Mabile. "Ce qui est anormal, c’est que le juge refuse d'appliquer les règles de procédure civile, qui autorisent l'évolution des demandes voire l'ajout de demandes additionnelles en cours de procès, alors que la loi sur le devoir de vigilance est une obligation civile selon les travaux parlementaires et le Conseil constitutionnel", complète son associé François de Cambiaire. "Pourquoi le juge n'a-t-il pas déclaré recevables la majorité de nos demandes qui sont identiques entre la mise en demeure et l’assignation, à savoir l'alignement avec l'Accord de Paris ?", ajoute-t-il. 

Une loi inefficace ?

Depuis son entrée en vigueur, début 2018, la loi sur le devoir de vigilance a suscité beaucoup d’espoir du côté des ONG, mais également beaucoup de craintes du côté des entreprises. Si plusieurs mises en demeure et actions ont effectivement été lancées, pour l’heure, seules quatre décisions ont été rendues et ont toutes conclu à une irrecevabilité des actions pour des questions de procédure, sans que les dossiers puissent être jugés au fond. Cela a été le cas dans l’assignation de TotalEnergies sur le climat mais aussi sur son projet Eacop/Tilenga en Ouganda et Tanzanie, ou encore dans l’affaire EDF au Mexique et Suez au Chili. 

Cette loi permet-elle de judiciariser l’inaction climatique ou le respect des droits humains ? "On ne peut pas parler d’échec pour l’instant, témoigne auprès de Novethic Théa Bounfour, chargée de contentieux et plaidoyer pour Sherpa, l’une des ONG requérantes dans l’affaire TotalEnergies et inaction climatique. Les décisions sont effectivement décevantes et entraînent un retard mais le temps de la justice est long. Il faut attendre les décisions en appel et en cassation et les débats sur le fond qui n’ont pas encore eu lieu."

"Quant à la petite musique qu’on entend de plus en plus souvent sur le fait que la loi ne serait pas précise parce qu’elle tient dans deux pages A4, on rappellera que la plupart des textes fondateurs de responsabilité civile, notamment les articles 1240 et 1241 du Code civil, sont très courts. C'est l'office du juge de les interpréter en particulier au regard des principes directeurs de l'ONU et de l'OCDE qui sont eux extrêmement précis", analyse maître François de Cambiaire. Pour lui le combat judiciaire commence à peine. Le devoir de vigilance en est à ses balbutiements mais il contribue déjà à changer l’environnement juridique.  

Concepcion Alvarez 


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