Publié le 11 octobre 2022
ENVIRONNEMENT
Une méthode de pêche dévastatrice fait l'unanimité contre elle mais reste autorisée dans la Manche
Réunie en trilogue, l'Union européenne a décidé fin septembre, avec l'appui de la France, de ne pas interdire la senne démersale. Cette technique de pêche est décriée pour ses effets dévastateurs sur l'environnement. Même les pêcheurs côtiers se positionnent contre. Déjà interdite en Aquitaine et en Bretagne, elle reste donc autorisée dans la Manche, où elle est principalement pratiquée par des chalutiers néerlandais, déjà accusés de tout ratisser avec la pêche électrique, finalement interdite.

@Ifremer / Barbaroux
Fait rare, c’est une décision qui fait l’unanimité contre elle. Pétition, tribune, proposition de résolution, lettres ouvertes, rien n’y aura fait… Fin septembre, l’Union européenne, réunie en trilogue, a voté contre l’interdiction de la senne démersale dans les eaux territoriales françaises de la Manche, dans la bande des 12 milles nautiques. Cette pratique de pêche est dénoncée pour ses impacts environnementaux mais aussi sociaux. Elle consiste à capturer les poissons sur le modèle du chalut de fond, à l'aide de deux câbles déployés très rapidement sur les fonds marins. Ils sont ensuite mis en vibration pour créer un "mur de sédiments" qui fait fuir les poissons vers le centre de la zone encerclée.
Là où le chalut classique racle une largeur d’une centaine de mètres, le câble du senneur ratisse une surface moyenne de 3 km². En une seule journée de pêche, cinq navires senneurs peuvent ainsi ratisser l’équivalent de la superficie de Paris, épuisant les ressources. En outre, la senne démersale, certes très efficace, est non-sélective et cible des espèces non soumises à quota comme l’encornet, la seiche, le rouget-barbet et le grondin. Selon les estimations de Bloom, la Manche compte 54 senneurs actifs dont 40 appartiennent à des armateurs des Pays-Bas, à l’origine de cette technologie.
"Des conséquences économiques désastreuses"
"Ça fait plus de dix ans que les pêcheurs artisans alertent sur les impacts de cette technique de pêche. Aujourd’hui, la situation dans les Hauts-de-France est dramatique : la criée de Dunkerque a fermé, et les pêcheurs artisans ne trouvent plus de poisson. Dans quelques années, la situation en Normandie sera certainement très similaire", réagit Charles Braine, président de l’association Pleine Mer. "Ce scandale aura des conséquences économiques désastreuses pour les pêcheurs, qui avaient déjà payé un lourd tribut avec la pêche électrique" (interdite en juillet 2021, ndr), complète Laetitia Bisiaux, chargée de projet au sein de l'ONG Bloom.
Les pêcheurs du Nord, y compris ceux qui la pratiquent, se sont eux-mêmes prononcés en faveur de l’interdiction de la senne démersale à 98%, selon un sondage organisé mi-septembre par le comité régional des pêches de Normandie et l’Organisation des pêcheurs normands. "Ayant pratiqué cette pêche, j’observe qu’elle est trop efficace sur la ressource et pas assez sélective. Il est désormais urgent d’agir pour en maîtriser les impacts. Son interdiction dans les eaux territoriales de la Manche est une première étape", témoigne Wilfried Roberge, patron-armateur du Vauban, un chalutier-senneur de 24,50 mètres.
Le président des Hauts-de-France, Xavier Bertrand (LR), a lui-aussi interpellé le secrétaire d’État chargé de la mer, Hervé Berville, en évoquant une "situation particulièrement préoccupante" pour sa région. En vain. Le Comité National des Pêches (sollicité à plusieurs reprises, il n’a pas répondu à Novethic) et le gouvernement sont accusés d’avoir privilégié les industriels de la pêche au détriment des pêcheurs artisans. Une critique balayée par l’entourage d’Hervé Berville, le secrétaire d’État à la Mer. L'eurodéputé de la majorité, Pierre Karleskind évoque quant à lui un rejet du Conseil européen, considérant la mesure "discriminatoire puisque ne s’adressant qu’aux pêcheurs belges et hollandais" se justifie-t-il sur Twitter.
"En Atlantique et en Bretagne, cette interdiction a déjà été obtenue"
"On pourrait penser qu’il s’agit là d’un problème seulement technique ou régional, mais il s’agit plutôt de savoir quel modèle de pêche, et plus globalement quel modèle de société, nous souhaitons encourager. La France a reçu des lettres de toutes parts, et malgré cela, sans argument valable, elle défend le modèle de pêche industrielle et les intérêts des pêcheurs néerlandais. Quels sont les enjeux financiers cachés ? Quel est le deal passé entre l’État et les industriels ?", interroge Claire Nouvian, la présidente et fondatrice de Bloom.
La pêche artisanale en France métropolitaine représente encore 70% de la flotte et 52% des emplois du secteur. Le député communiste Sébastien Jumel, ancien maire de Dieppe, à l'origine d'une proposition de résolution, lancée avant le trilogue européen et signée par 150 députés de tous bords, entend bien se mobiliser pour sauver le secteur. Il va faire voter son texte en mai prochain au Parlement. "Je rappelle qu’en Atlantique et en Bretagne, cette interdiction a déjà été obtenue sans que cela n’ait de conséquences sur la politique commune des pêches", lance-t-il. De l'autre côté de la Manche, le gouvernement britannique a lancé une consultation pour réglementer la senne démersale. L'espoir est encore permis...
Concepcion Alvarez @conce1