Publié le 09 novembre 2016

Cartouche supply chain

ENTREPRISES RESPONSABLES

Martine Combemale : "pousser les entreprises à agir"

Concurrence faussée avec des entreprises ne respectant pas les droits humains, délocalisation des emplois, risques environnementaux, sociaux, judiciaires ou de réputation… Les problématiques RSE de la chaîne d’approvisionnement touchent de plein fouet le tissu économique français. Pourtant, à l’heure de la campagne présidentielle, le sujet n’est jamais abordé dans les débats politiques. Novethic a donc interrogé les candidats à la présidentielle sur ces questions. Nous donnons maintenant la parole aux acteurs de la RSE pour décrypter leurs réponses. Le point de vue de Martine Combemale, directrice de Ressources humaines sans frontières (RHSF).

Martine Combale est directrice de Ressources humaines sans frontières (RHSF).
DR

Novethic. D'après vous, les candidats ont-ils compris le sujet "supply chain" ? 

Martine Combemale. De façon générale, les candidats ont compris que le sujet de la "supply chain" et de la RSE était complexe, qu’il était au croisement de nombreuses problématiques et que ces questions devaient être traitées au plus haut niveau de l’État et dans un cadre européen pour avoir un véritable impact. La vision des Écologistes de la chaîne de sous-traitance est plus mature, avec une réflexion et une approche intégrée dès la conception du produit sur tous les aspects sociaux, environnementaux et économiques. 

Les délais de paiement, la problématique du salarié détaché, l’impact de la sous-traitance sur les droits humains et l’environnement sont les aspects qui sont le plus souvent évoqués par les candidats dans l’état des lieux des dysfonctionnements. Pour Bruno Le Maire, Nathalie Kosciusko-Morizet ou Yannick Jadot, l’enjeu de la "supply chain" doit être considéré dans la problématique plus générale de la ré-industrialisation des territoires.

L’analyse et les solutions envisagées concernant le refus d’abus des droits humains dans la chaîne de sous-traitance sont souvent manichéennes, entre les entreprises multinationales qui seules sous-traiteraient et les autres entreprises (PME/TPE), ou encore l’État. Elles sont également parfois simplistes, allant jusqu’à l’interdiction de la chaîne de sous-traitance. 

Il est étonnant que peu de candidats évoquent le projet de loi sur le devoir de vigilance, la loi Grenelle II, la loi de 2002 sur la transparence, les engagements européens, la loi britannique sur le travail forcé, les normes existantes comme ISO 26000…

Par exemple, concernant la lutte contre le travail forcé et le travail des enfants dans la chaîne de sous-traitance (question 5), aucun ne s’est positionné sur les politiques et les actions qu’il entend mener à la suite de la ratification de la Convention 29 sur le travail forcé, qui engage la France à prendre des mesures de prévention, de protection, de recours. 

Pas un, non plus, n’a évoqué l’Alliance 8.7, créée par le Programme de développement durable des Nations Unies pour 2030. Les dirigeants du monde entier se sont ainsi engagés à "prendre des mesures immédiates et efficaces pour supprimer le travail forcé (...), interdire et éliminer le travail des enfants d’ici à 2025 avec l’ensemble des parties prenantes concernées". C’était le moment de lancer une grande réflexion, un "Grenelle" avec toutes les parties prenantes, sur l’éradication des pires formes du travail des enfants et du travail forcé dans la chaîne de sous-traitance.

Ce "Grenelle" permettrait de faire un état des lieux des lois et normes en France, en Europe et dans le monde, des actions existantes et des ONG et syndicats travaillant sur le sujet. Et ainsi agir efficacement, mais aussi mobiliser et introduire, notamment, les questions de travailleur détaché, de salaire européen et de sécurité. 

Rappelons que, selon le rapport du CNCDH (Commission nationale consultative des droits de l’Homme), des milliers de salariés sont en situation de travail forcé en France et dans certains secteurs, mais aucune Région n’agit sur ce terrain.

 

Quelles sont les propositions qui vous semblent concrètement utiles pour faire avancer le sujet dans les entreprises ?

Pour beaucoup de candidats, la réglementation du travail détaché est une priorité absolue pour rétablir l’équité sociale notamment et éviter le travail forcé. Les candidats, le plus souvent, se contentent de retoucher la directive européenne (Le Maire), voire de la supprimer (Cheminade), au lieu de réfléchir aux causes profondes des problématiques. Une candidate (Karima Delli, EELV) propose de travailler au niveau européen sur un salaire minimum européen et un projet de "task force" d’inspecteurs du travail européens afin de lutter contre le dumping social, et notamment au sein de la chaîne de sous-traitance.

Ces propositions sont tout à fait intéressantes dans la mesure où l’un des problèmes actuels porte sur l’harmonisation des salaires et l’absence d’autorité transnationale pour faire appliquer le droit social. Mais il est nécessaire aussi de réfléchir dans le cadre des actions que doit mener la France pour lutter contre le travail forcé, sur le rôle et le contrôle des agences de placement en Europe, l’analyse des contrats d’origine, les causes des demandes (appels d’offre, y compris de la commande publique), afin de pousser les États européens à revoir la règlementation. 

Certains candidats (Pierre Laurent, François de Rugy, Gérard Filoche) proposent d’élargir le rôle des CHSCT et leur périmètre d’action (chaîne de sous-traitance, Europe, voire monde). Mais il est étonnant que les candidats n’évoquent pas les accords-cadres mondiaux qui permettent de vérifier, par des syndicats signataires de l’accord, que l’entreprise signataire respecte les mêmes normes dans tous les pays où elle opère, y compris dans sa "supply chain".

Ces accords sont considérés, par les syndicats comme par les entreprises, comme un outil efficace pour permettre le respect des droits humains dans les chaînes d’approvisionnement.

Plusieurs idées sont intéressantes tant au niveau national qu’international pour pousser les entreprises à agir. L’imposition de droits de douane à des partenaires commerciaux au niveau européen ne respectant pas les normes sociales, sanitaires et environnementales, est intéressante. Mais il est important de définir des critères précis, car le problème de l’évaluation se pose.

Les audits de conformité actuels sont inefficaces sur le plan social. Nous avons évalué des projets valorisés par les entreprises membres du Pacte mondial de l’ONU et qui faisaient pourtant travailler les enfants. 

Plusieurs candidats souhaitent utiliser la commande publique pour pousser les entreprises à agir. Certains proposent une liste noire des entreprises frauduleuses. Elle est en place au Brésil lorsque le travail forcé est identifié dans une entreprise. La chaîne de sous-traitance est remontée et publiée sur le site du gouvernement pour pousser les entreprises à agir. Les États-Unis publient de leur côté une carte des secteurs qui emploient des enfants et du travail forcé pour les pousser à agir collectivement. Les entreprises seraient alors exclues de l’accès aux marchés publics, aux subventions publiques, ainsi qu’aux fonds européens.

Certains envisagent une action plus positive, comme Nicolas Dupont-Aignan, qui souhaite privilégier dans les appels d’offre publics les entreprises vertueuses dans le cadre d’un "small business act" à la française, réorienter les actuels financements publics ou épauler les initiatives pilotes pour soutenir la sous-traitance locale. L’idée d’une incitation à être plus transparent comme prérequis pour la commande publique et des appels d’offre privés peut être intéressante. Mais à condition qu’elle n’élimine pas les TPE, en les accompagnant dans la démarche, et que les critères d’évaluation soient précis et encadrés.

Les acheteurs publics devront être incités, bien sûr, à évaluer l’innovation sociale au lieu du moindre coût. Ils peuvent dès aujourd’hui, en s’appuyant sur le nouveau code des marchés publics et la jurisprudence, exiger par exemple le respect d'une convention collective, ou de droits équivalents, de leurs fournisseurs. Cela permet de promouvoir le respect des règles minimales dans les relations du travail dans un secteur, et de favoriser la concurrence entre opérateurs qui accordent les mêmes avantages de salaires et de protection sociale, comme le proposent des candidats. Ils peuvent aussi maîtriser eux-mêmes leur chaîne de sous-traitance. 

 

Quelles sont les propositions qui vous semblent inadaptées ou contre-productives ?

Je reviendrai sur les réactions par rapport à la question sur la loi californienne concernant la lutte contre le travail forcé, et qui concerne tout particulièrement notre activité à Ressources humaines sans frontières (RHSF). Certaines réactions – "Oui on pourrait envisager une telle loi", à condition qu’elle ne pose pas un problème pour la concurrence des entreprises françaises – me font penser aux débats à l’Assemblée nationale en 1841, pour limiter le travail des enfants de 8 ans à 8 heures de travail par jour. On entendait ainsi des députés dire que "rendre le fabricant responsable de la santé d'un enfant, lui imposer des sacrifices de toute espèce, c'est aller bien loin, bien trop loin. Malheur au pays, si jamais le gouvernement venait à s'immiscer dans les affaires de l'industrie". On a légiféré et le pays ne s’est pas appauvri bien au contraire.

Les actes condamnables pénalement en France ne peuvent être sous-traités à l’autre bout du monde et nos femmes et hommes politiques ne peuvent mettre en balance la compétitivité et ces actes. Rappelons qu’ils se sont engagés à agir.

Par contre, oui, s’il faut refuser l’inacceptable, il faut aussi comprendre les rouages de la sous-traitance, sans approche manichéenne, pour que la politique de lutte contre le travail forcé et le travail des enfants soit accompagnée d’actions de prévention concrètes. Dans ce domaine, un engagement volontaire, sans guide, n’a pas  fait ses preuves. C’est ce que l’on peut voir tous les jours au bout de la chaîne de sous-traitance.

Les audits de conformité ne peuvent suffire. Les candidats devraient s’engager pour prévenir et encadrer ce devoir de diligence, avec des actes clairs à mettre en place pour prévenir les risques, comme le mapping de la chaîne de sous-traitance, des cartes de risques et de parties prenantes, des plans d’actions clairs lorsque les entreprises interviennent dans les pays à risques. Un tel guide est important pour que tous les acteurs puissent juger des actes, de la politique de prévention, des actions positives.

Les candidats doivent aussi  s’impliquer au niveau des États sur les contrôles transfrontaliers, sur les causes profondes du travail forcé (agences de placement, etc.) L’analyse de l’application de la loi californienne de Transparence des chaînes d'approvisionnement, par exemple, peut aider.

Mais il faut admettre que, contrairement à ce qui est prétendu (Nicolas Dupont-Aignan), avoir une politique responsable engendre des coûts, comme avoir une meilleure qualité des produits.

Certains candidats comme Nathalie Arthaud, pensent que les lois peuvent aider mais ne règleront pas le problème de fond, qui est le mode de production basé sur le profit et la concurrence. Face à ce constat, certains, comme Jean-Luc Mélenchon, proposent "d'étudier des règles de réintégration d’activités sous-traitées pour un seul donneur d’ordre", ou d’interdire la sous-traitance. Mon expérience de terrain montre que la recherche du moindre coût, dont les consommateurs sont aussi responsables, pousse les entreprises à la sous-traitance en chaîne et qu’effectivement le modèle économique permet ces abus. Cependant, nous pensons que l’on doit agir maintenant, car des populations invisibles souffrent de notre manque de volonté politique de  passer aux actes, ou de postures. La vision politique devrait aider à accompagner pour mettre en place des actions sur le court terme et le long terme en prenant en compte l’ensemble des avis des parties prenantes, y compris celle des populations impactées et des entreprises donneuses d’ordre et des sous-traitants.

Les circuits courts, effectivement, comme le soulignent des candidats, limitent les risques. Les politiques pourraient inciter les entreprises à acheter dans les circuits courts dans un premier temps, plutôt que d’interdire la sous-traitance, ce qui est une décision managériale qui n’est pas toujours guidée par la recherche du moindre coût (matière première, etc.)

Un politique ne peut se substituer à des décisions managériales. Il faut rappeler que le coût n’est pas le seul vecteur de la sous-traitance. Certains produits ne se trouvent pas sur notre sol (cacao, banane, minerais…). Et les consommateurs ne veulent pas toujours payer plus cher un produit. Interdire la sous-traitance n’a donc pas de sens.

De plus, les multinationales ne sont pas les seules à sous-traiter. Des TPE et PME, des acheteurs publics le font également. Ainsi, la proposition d’étudier la possibilité du recours abusif à la sous-traitance sur certains produits, comme le BTP, l’alimentation, l’agriculture ou les transports, est plus intéressante.

Propos recueillis par la rédaction
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