Publié le 18 avril 2016
ENTREPRISES RESPONSABLES
Les assemblées générales, une caisse de résonance efficace pour la société civile
Le rejet par les actionnaires de BP de la rémunération à la hausse du DG du géant pétrolier est symptomatique d'un mouvement qui prend de l'ampleur. Les interpellations de la société civile en amont et pendant les assemblées générales des grandes entreprises se multiplient en effet. Et font parfois bouger les lignes. Résolutions réclamant une stratégie face au changement climatique, questions orales sur l'égalité hommes-femmes, questions écrites sur la rémunération des dirigeants…Témoignages de ceux qui prennent la parole.

Eric Feferberg / AFP
Temps fort du dialogue avec les actionnaires, l’assemblée générale des grandes entreprises est aujourd’hui plus ouverte sur la société. Une ouverture qui n’allait pas de soi il y a une dizaine d'années. Et qui ne s’est pas faite sans heurts.
C'est le constat réalisé par Capitalcom, une agence de conseil en communication qui suit depuis onze ans les assemblées générales des entreprises du CAC40. Les questions liées à la responsabilité sociétale des entreprises (RSE) sont au cœur des revendications d'une société civile qui n'hésite plus à s’inviter dans ces grands raouts encore largement guidés par les intérêts économiques et financiers des actionnaires.
Une étape dans un processus de dialogue ou de confrontation
Depuis quelques années, la saison des AG est ainsi devenue un temps fort pour la branche française des Amis de la Terre. L’ONG n'est qu'un actionnaire ultra minoritaire des entreprises ciblées par ses campagnes. Être propriétaire d'au moins une action permet à l'association d'intervenir devant l'assemblée générale.
C’est par ce biais que Lucie Pinson, chargée de campagne Banques privées / Coface, s’est retrouvée à écumer les assemblées générales des banques (BNP Paribas, Crédit Agricole, Société Générale et BPCE) dans un seul but : interroger les dirigeants devant leurs actionnaires.
En 2015, elle les questionnait sur leur stratégie climatique (financement du charbon notamment) dans l’optique de la COP21. "Notre intervention en AG n’est qu’une étape dans nos campagnes, précise-t-elle. Les entreprises ne tombent pas des nues quand on pose notre question : ils [la direction générale, NDLR] l’ont à l’avance et préparent leur réponse rédigée par leur département RSE. Ce qui est amusant, c’est quand on la change au dernier moment ! Nous utilisons ce moyen pour sensibiliser les actionnaires. Mais c'est aussi un moyen de sortir d'une crise. Les entreprises peuvent ainsi nous répondre dans un lieu, un moment qui est le leur, elles sont maîtres de leurs décisions."
"Faire trembler les AG"
Les ONG ne sont cependant pas les seules à utiliser les AG comme caisses de résonance pour faire écho à leurs préoccupations environnementales, sociales ou de gouvernance. Des sociétés de gestion y voit une tribune. C’est le cas de PhiTrust, qui fait même, selon le magazine Challenges, "trembler les AG" avec ses questions écrites (dont les réponses sont données en assemblée générale) et ses résolutions sur la rémunération des dirigeants, le risque d’exploiter les sables bitumineux (une résolution n’ayant cependant pas abouti) ou le risque climatique. Un fait d’arme assez inédit dans le monde économique français, où le processus est particulièrement complexe, quand il n’est pas carrément verrouillé.
"Ils font partie des rares acteurs à pouvoir fédérer des investisseurs institutionnels pour obtenir les 0,5% du capital nécessaire au dépôt d’une résolution. Ils savent fédérer des grands noms : Amundi, BNP Paribas, ou même des étrangers comme Calpers", explique ainsi à Challenges Bénédicte Hautefort, éditrice de l’Hebdo des AG.
"Les résolutions sont souvent vécues comme des agressions, mais cela reste un droit de l’actionnaire qui doit pouvoir faire part de son inquiétude sur un risque. Pour nous cependant, les résolutions ne sont pas un but en soi, elles marquent la fin d’un processus qui a échoué", souligne Denis Branche, le co-fondateur de PhiTrust.
C’est aussi le raisonnement de BlackRock, le plus important gestionnaire d'actifs mondial avec plus de 3 900 milliards d'euros sous gestion (provenant essentiellement d'investisseurs institutionnels). "Chaque année, dans le monde, nous rencontrons plus de 1 500 sociétés et nous votons dans plus de 15 000 AG", affirme Edouard Dubois, vice-président du Stewardship Investment de Black Rock. Le gestionnaire de fonds ne se dissocie du management qu’en "dernier ressort", assure-t-il. Le travail se faisant essentiellement en amont. "Pour autant, nous ne nous interdisons pas une prise de parole publique". Et dissonante.
Si les préoccupations de l’institution financière sont loin de celles des ONG, l’un de ses chevaux de bataille est cependant de lutter contre le court-termisme des entreprises. En février dernier, son PDG, Larry Fink, écrivait ainsi à 500 grands patrons pour les exhorter à rompre avec l’"hystérie du résultat trimestriel". Et en profitait pour souligner l’importance des actionnaires "activistes" venant secouer les directions des grandes sociétés. En 2015, il assure avoir voté dans le sens de ces derniers dans 39% des cas lors des 18 plus grandes AG.
Un exercice difficile
Mais poser "la question qui tue" aux dirigeants de grandes entreprises n’a rien d’évident. Particulièrement dans l’enceinte des AG, souvent loin d’être acquise à leur cause. "Ce sont les actionnaires de long terme qui sont le plus intéressés par ces questions or, dans la salle, on trouve majoritairement des petits actionnaires individuels", souligne Edouard Dubois.
De fait, leur attitude est parfois… déroutante. "On s’est fait applaudir mais aussi huer, agresser, relate Lucie Pinson. Nous venons avec des représentants de communautés affectées par les activités de l’entreprise qui tient son AG. Ils viennent parfois du bout du monde. Je ne suis que leur porte-voix. Quand ils se font siffler voire insulter par les actionnaires présents, j’ai honte."
Cette gêne, Nathalie Leroy ne la connait que trop bien. L’association EWSDGE (European Women Shareolders Demand Gender Equality), dont elle est la coordinatrice en France, est intervenue dans 125 AG en Europe l’an dernier, dont une vingtaine dans l’Hexagone. Objectif : interpeller l’entreprise sur la place qu’elle accorde aux femmes dans son organisation. Et pour cette juriste, l’exercice s’apparente à "une vraie aventure".
"Au début, cela s’est très mal passé. Cette question touche très peu les petits actionnaires. Face à une salle peu réceptive, voire carrément hostile, il faut alors faire preuve de créativité. Un jour, j’ai chanté 'Où sont les femmes ?' La salle s’est tout de suite tue. J’ai pu poser tranquillement ma question et entendre la réponse dans un silence parfait ! C’est ce que j’appelle une plaidoirie de rupture, sourit-elle. C’est d’autant plus important que nous sommes dans un esprit d’ouverture et de dialogue : n’oublions pas que c’est la société qui fait un pas vers l’entreprise. Et attend qu’elle en fasse de même. Car nos actions de sensibilisation sont réalisées dans la bienveillance. Notre but est de donner à l’entreprise l’envie d’avancer", assure-telle.
Un accélérateur de changement
Audace et persévérance payent. Lentement, mais sûrement. "Nous nous sommes rendu compte que cela faisait bouger les lignes, assure Nathalie Leroy. En France cela a commencé à susciter des discussions. De fil en aiguille, la question de la position de la femme et de la mixité a été présentée différemment dans les AG", se réjouit-elle. "Nous ne sommes pas naïfs, tient à souligner Lucie Pinson. Ce n’est pas parce que Les Amis de La Terre font campagne et posent des questions dans les AG que les banques ont commencé à se désengager du charbon. Mais cela a servi d’accélérateur".
Grâce aux interpellations par ces ONG et plusieurs sociétés de gestion sur les politiques de rémunération, les engagements sociétaux et environnementaux, la parité ou la transparence, de plus en plus d’entreprises intègrent désormais elles-mêmes ces thématiques dans leur présentation. En 2015, les sujets RSE et DD représentaient ainsi 10% des thèmes abordés en AG, selon Capitalcom. Un premier pas.